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nature qui est émouvante, et d’autant plus que l’auteur n’y a pas mis de prétention, ni même d’intention. Sa puissance tient à cette inconscience de génie. Dans ses yeux, dans tous ses sens, dans ses sentimens et dans son esprit, la Sardaigne et son peuple se sont mêlés. Il a vu du même regard, compris de la même pensée, aimé du même cœur les paysages et les âmes. Il n’a point pris parti ; il n’a pas songé à les soumettre les uns aux autres, à les interpréter les uns par les autres, comme ont fait chez nous, en sens divers, classiques et romantiques, réalistes et psychologues. Il les a transcrits comme il les avait vus et sentis, rapprochés constamment, inséparables ; et la continuité de ce contact a dégagé l’opposition foncière. L’auteur n’y est pour rien : en lui et dans son œuvre, il a laissé faire les choses ; mais précisément là est le meilleur, le plus rare de son originalité, — dans ce surprenant minimum de réaction personnelle, dans cette impartialité, dans cette passivité, pourrait-on dire, qui, loin d’impliquer le manque d’aucun des dons nécessaires au talent, suppose au contraire la surabondance de facultés qui constitue le génie.


II

Si merveilleusement douée que soit Grazia Deledda, ce mérite exceptionnel d’exactitude spontanée ne s’expliquerait pas, si elle avait abordé la Sardaigne avec une curiosité déjà en éveil et une intelligence déjà formée. Pour refléter un pays et un peuple avec tant de sincérité, pour appliquer sans effort à les représenter des qualités si diverses d’observation, de sensibilité, d’imagination, il faut que ces qualités se soient, en quelque sorte, identifiées à leur objet ; il faut que, dès l’enfance, l’esprit se soit assimilé à la matière de l’œuvre future. Des romans tels que ceux de Grazia Deledda ne peuvent être qu’autochtones.

Elle est Sarde, en effet ; elle a vécu dans les paysages qu’elle décrit, et de l’existence des personnages qu’elle met en scène. Son génie exprime moins sa personne que sa patrie. Elle est la George Sand de son pays, mais une George Sand d’origine rustique, sans romantisme, dont l’inspiration est faite, avant tout, de souvenirs aimés. Ses romans sont la méditation de son passé, des impressions innombrables que lui ont laissées les hommes et les choses de sa chère Sardaigne, de ce qu’elle sent qui diffère, en elle-même, des sentimens d’une autre race.