Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 14.djvu/414

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Je n’ai pas de quoi changer, dit-il. Mais attendez un moment : je vais le faire changer chez le voisin.

Zio Chircu éprouva quelque inquiétude, mais laissa faire. Pendant ce temps, il jugea bon d’ôter les souliers que son ami lui avait prêtés, et de chausser les neufs, plus commodes, quoiqu’un peu trop pesans.

— Durs comme la peau du diable ! pensait-il en les palpant, courbé jusqu’à terre. Mais nous y mettrons un peu de graisse, et ils deviendront souples. Qu’ils sont beaux ! ma foi, beaux tout à fait !

La police arrive. Zio Chircu raconte l’histoire ; on n’y croit pas ; on le fouille, on trouve le portefeuille. L’ami, mandé, déclare qu’il ne sait rien, et le pauvre homme comparaît devant la cour d’assises.

« Des témoins déposèrent que l’accusé était un homme sauvage, sombre, insociable. Le ministère public le dépeignit comme « une bête des bois, qui avait longuement prémédité son crime, guettant la victime au passage, comme un fauve tapi dans l’attente de sa proie. » Zio Barabba regardait, épouvanté, ce monsieur dont le binocle brillait et à qui il n’avait jamais fait de mal. Il en éprouvait une étrange terreur. Pour prendre courage, il portait ses regards sur les jurés, hommes des villages, ;pacifiques, gras, d’aspect fort humain, et il espérait. Son avocat parla ; il était plus vert que jamais. Ses élans d’éloquence consistaient en grincemens de dents du plus fâcheux effet. Bref, le pauvre homme fut condamné aux travaux forcés à perpétuité. Il pleura amèrement ; il regarda encore une fois les jurés, ces hommes gras, pacifiques, d’aspect débonnaire ; il se rappela son rêve, sa confiance aveugle dans le triomphe de la vérité, et il se dit que toutes les choses qui lui semblaient belles et bonnes étaient autant de mensonges. »

Au loin, dans une saline, rasé, vêtu de rouge, la chaîne aux pieds, il se désespère, puis se résigne, devient vicieux, jure, vole et s’enivre. Des années passent ; il maigrit, il blanchit, il s’affaisse et se ratatine, il est vieux et usé. Un jour, on l’appelle chez le directeur, et son compagnon, Zio Pretu (Pietro, Pierre), un vieux Sarde rond et jovial, le voit revenir baigné de larmes. Le vrai coupable s’est confessé à son lit de mort : Zio Chircu est libre. Après avoir appris en quel endroit Zio Pretu a caché l’argent du prêtre qu’il assassina jadis, il part ; son village l’accueille par