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« La Reine des ténèbres se sentit artiste. Elle sentit que son âme inquiète enfermait une puissance redoutable, le clair reflet de la nature et des choses. Et elle pensa : Demain, je commencerai à travailler, et mon travail sera comme la tâche de ces ouvriers qui incendient la montagne, illuminant la nuit et fécondant la terre. Je décrirai cette nuit, j’écrirai l’histoire de mon âme ; je retournerai au monde, à la vie, à l’amour ; et le monde, la vie, l’amour, et mon Moi, vivront dans mon œuvre. Et rien ne les détruira plus. « 

Sonore acte de foi, légitime orgueil d’un artiste conscient de sa force, et par conséquent de son devoir ! Grazia Deledda se sentait désormais maîtresse d’elle-même, et de l’univers, si l’on peut appliquer cette arrogante formule à l’enthousiasme sincère de la plus discrète, de la plus timide des femmes-auteurs. Ce qu’il y avait d’incertain dans ses œuvres précédentes s’effaçait devant l’évidence de sa vocation. Ses sollicitudes morales allaient non pas s’abolir, mais occuper leur juste place dans l’œuvre esthétique, et par cet emploi se calmer en perdant de leur inutile impatience et de leur âpreté égoïste. Les velléités de juger, de condamner, de chercher et de montrer une règle morale faisaient place à une libre sympathie pour toutes les douleurs de l’humanité, et toutes ses fautes. Ce qu’il se glissait de préoccupations personnelles et d’élémens subjectifs dans les caractères et les sentimens de quelques personnages du dernier roman, cédait à un désir plus résolu du vrai. Instruite de son talent par une quadruple expérience, soucieuse de le fortifier et de le polir, Grazia Deledda renonçait pour jamais à cette rhétorique descriptive, sentimentale ou idéologique, à ce bruit de mots auquel les écrivains italiens sont trop souvent portés par la beauté même de leur langue et par la facilité de leur génie, et dont, dès ses premiers essais, la sincérité de son observation et la probité réaliste de son imagination l’avaient presque totalement garantie. Elle purifiait et enrichissait son style, que l’habitude du dialecte avait quelquefois gêné. En pleine possession de ses moyens, elle pouvait en user avec un choix plus clairvoyant, les appropriant mieux aux proportions et aux nuances des choses et des êtres qu’elle voulait peindre, à la gradation des effets qu’elle voulait produire. Et en fait, cette crise sentimentale et artistique est suivie d’un brusque progrès.

Dans les trois derniers romans, que je n’essaierai pas de résumer