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donne à la famille ainsi expulsée ; le conseil de s’installer, elle aussi, sur le terrain que lui attribue son titre, et pendant ce temps le vendeur indigène continue à cultiver le terrain qu’il occupe sans droit, mais où, en fait, il peut rester de longues années sans être molesté. Il se produit même des conséquences encore plus bizarres : le vendeur peut n’être pas le vrai propriétaire désigné par le titre, il peut l’avoir volé ; il le présente comme sien et fait certifier son identité par des témoins soigneusement choisis ; ainsi se trouve dépouillé de ses droits un indigène qui ne soupçonne même pas encore le vol et ne pourrait d’ailleurs concevoir que la propriété de la terre sur laquelle il a vu vivre toute sa famille dépendit pour lui de la possession matérielle d’une feuille de papier.

Le lecteur peu familiarisé avec les choses d’Algérie sera peut-être étonne que des résultats aussi extraordinaires aient coûté ; près de 25 millions ; mais une bonne partie de cette dépense résulte du défaut de contrôle sérieux de la part du gouvernement général sur les opérations de la propriété individuelle et de l’état civil. Si l’on avait continué suivant les mêmes principes, il resterait encore au minimum 50 millions à consacrer à une œuvre d’autant plus stérile qu’elle ne peut, ainsi qu’on va l’exposer, avoir qu’un effet très limité dans l’avenir. Il ne suffisait pas en effet de constituer la propriété, il fallait encore s’occuper de la conservation du travail accompli : c’est ce qui a été complètement perdu de vue. Quel est, par exemple, le sort de la propriété individuelle après la délivrance des titres ? En cas de contestation sur l’existence ou l’étendue de la propriété, quelle est la juridiction compétente, la justice de paix ou la mahakma du cadi ? Et, si c’est cette dernière, n’est-il pas regrettable d’avoir entrepris une opération de cette importance pour en venir à soumettre un titre français à l’appréciation d’un magistrat indigène ?

D’autre part, que prouve le titre individuel ? Qu’au jour de sa délivrance, tel individu était propriétaire de tel lot de terre : or, rien ne démontre que la situation ne se soit pas modifiée depuis, par le fait de décès. Pour être efficace, la loi ne devait pas se contenter de suivre les transmissions de propriété à titre onéreux ; il fallait renouveler le titre et le modifier à chaque transmission à titre gratuit : on aurait alors, au moins au point de vue juridique, une situation constamment exacte de la