Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 14.djvu/659

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

presque mort de faim, sur l’escalier de la pension où il allait retenir un gîte. Le plus dur cependant était passé. Il avait trouvé sa voie. Depuis vingt-sept ans, il y marche d’un pas délibéré. Mais ces trois premières années eussent anéanti une organisation moins vaillante. Ceux qui rêvent d’aller chercher aventure au Nouveau Monde feront bien d’en lire le récit décourageant pour les mauvais sujets qui s’expatrient. Quelle liste affreuse de suicides, de cas de folie, de chutes irrémédiables dans l’ivrognerie nous est donnée ! Jacob Riis apprit dès lors à plaindre ceux qui s’abandonnent eux-mêmes, faute d’une main amie tendue vers eux au bon moment. Son désir ardent de venir en aide est sorti de l’espèce de remords qu’il éprouva d’avoir, étant sans ressources, laissé d’autres pauvres diables flotter à la dérive.


II

Le sens que nous attachons au mot de « reportage » ne nous permet de comprendre que très difficilement qu’on puisse en faire l’équivalent d’apostolat. Ce fut ainsi pourtant que le comprit Jacob Riis. Il avait été tout près de s’attacher à l’Eglise, de semer du haut de la chaire la bonne parole ; mais le frère Simmons, un ardent prédicateur méthodiste dont il subissait l’influence, l’en empêcha :

— Non, mon ami, nous avons bien assez de sermons ; ce qu’il faut au monde, ce sont des plumes consacrées.

Et le reporter consacra la sienne, si humble que pût être l’usage qu’il en faisait, au Dieu des batailles. Son lot était de reproduire les faits divers qui surviennent de dix heures du matin à deux heures de la nuit dans un quartier excentrique. L’exactitude et l’abondance des détails, un certain tour humoristique qui captivait l’attention, valurent bientôt au débutant des éloges, qui s’appliquaient plutôt, il le reconnaît modestement, à la quantité qu’à la qualité de l’ouvrage. Peu après, il acheta, à vil prix, la propriété d’une grande feuille hebdomadaire complètement tombée, qu’il releva par son industrie. Il la dirigeait et l’écrivait entièrement, à lui tout seul ; les articles de fond, les variétés, les annonces, tout y était de la même main. Il allait chercher l’édition à l’imprimerie, la rapportait sur ses épaules, happait les marchands au collet, et manœuvra si habilement que bientôt les politiciens vinrent courtiser ce journal indépendant