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Elle s’est renouvelée depuis, et de la fête annuelle des fleurs est sortie une « colonie sociale, » dirigée par de pieuses femmes qui ont donné au settlement, comme on appelle ces admirables foyers de bon voisinage en pays anglo-saxons, le nom de Jacob Riis. Plusieurs médecins y sont attachés ; trois cents familles y trouvent des secours intelligens de toute sorte. Ce sont les fleurs qui ont commencé. Devant elles s’ouvrirent toutes les portes.

Certes il existe encore, il existera toujours dans les capitulas le problème de la misère, mais l’élan est donné pour le résoudre ; on sait où l’on va. C’en est fait de beaucoup d’abus.

— C’en est fait de moi aussi, ou il s’en faut de peu, ajoute sans mélancolie Jacob Riis, avec le sentiment qu’a le bon ouvrier entrevoyant la fin d’une journée bien remplie.

Son travail acharné de conférencier, de publiciste, de reporter aux aguets l’a en effet usé avant l’âge et, pendant un dernier séjour en Danemark, l’aile de la mort l’a effleuré de très près. En même temps, à la crainte qu’il éprouva de laisser ses os dans un pays qui n’est pas celui de ses enfans, au réconfort soudain que lui causa le passage d’un navire qui portait éployé le drapeau des États-Unis, à la soif du retour dans sa maison de Brooklyn, il sentit qu’il était une fois pour toutes devenu Américain.

Le bon roi Christian, lors d’une certaine audience que son ancien sujet a racontée avec la plus touchante émotion, l’entendit expliquer comment on s’attache à une nouvelle patrie sans oublier pour cela la première. Et Sa Majesté comprit sans doute que, là-bas, les Danois transplantés lui faisaient honneur, car il envoya au plus Américain d’entre eux la croix du Danebrog. Il est vrai que Jacob Riis lui avait offert naïvement la seule décoration que, pour sa part, il ait jamais portée, une petite croix d’argent portant l’inscription : En son nom. C’est l’insigne d’une association charitable à laquelle il se donne de plus en plus, The King’s Daughters, les Filles du Roi[1], du seul roi que puisse reconnaître une République, celui qui règne dans les cieux.

Je sais bien que, parmi cette moitié de la société d’outre-mer dont ne s’occupe pas Jacob Riis, il y a des esprits hautains qui trouvent son autobiographie à la fois vulgaire et sensationnelle, d’assez mauvais goût au demeurant. Certes la besogne accomplie

  1. Les colonies sociales de l’Association populaire des King’s Daughters couvrent l’Amérique comme d’un réseau de bonnes œuvres.