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de plus en plus valoir ses droits sur l’histoire. Et toutefois chez les maîtres qui s’y sont le plus récemment illustrés, il n’est pas difficile de retrouver les mêmes procédés, hérités des romantiques. Non seulement Renan dans son portrait de Néron emprunte les touches du pinceau de Tacite ; mais il y ajoute encore des détails plus vulgaires qu’il a puisés dans Suétone. Taine, à son tour, lorsqu’il veut retracer les scènes de la Terreur et peindre les monstres du gouvernement jacobin, a recours à cet art violent, à ces effets de style tendu, chargé, outrancier, qui met les choses en un jour aveuglant et fait saillir les figures en plein relief. Le romantisme de nos historiens rejoint le romantisme de Tacite. C’est la réponse à la question que nous posions au début de cet article. C’est la véritable explication de la modernité que nous trouvons à l’historien latin, et du plaisir que nous cause la lecture de son œuvre. Son idéal littéraire est aussi bien celui dont se sont inspirés les modernes. Et Tacite est sans doute un écrivain de génie, mais c’est l’écrivain de génie d’une époque de décadence ; aussi la faveur dont il jouit parmi nous apporte-t-elle peut-être quelque indication sur la nature du goût moderne et peut-elle nous servir pour classer les historiens qui ont pris modèle sur lui.

On voit assez par l’exemple que nous venons d’en donner quel lien intime rattache l’étude des littératures antiques à celle de notre littérature. Elles s’éclairent l’une l’autre, et leurs résultats se servent réciproquement de contre-épreuve. Ce lien, la critique littéraire s’efforçait jadis de le maintenir, et les meilleurs des historiens de notre littérature ont tenu à faire place dans leur œuvre à l’antiquité. Le tableau de l’Éloquence chrétienne au IVe siècle fait dans l’œuvre de Villemain pendant au tableau de la Littérature au XVIIIe siècle. Nisard a consacré aux Poètes latins de la décadence un livre paradoxal et de parti pris, qui est un pamphlet littéraire beaucoup plus qu’un travail d’histoire et où l’allusion contemporaine fausse sans cesse la couleur, mais qui toutefois ne laisse pas d’être ingénieux, amusant et, par endroits, instructif. Sainte-Beuve a écrit sur Virgile une étude d’ailleurs énigmatique. Taine a fait sur Tite-Live aussi bien que sur La Fontaine l’essai de sa méthode critique. Si quelques-uns de ces livres nous paraissent bien vieillis et démodés, c’est que les procédés de critique ont changé et qu’une étude même purement littéraire sur un sujet antique suppose aujourd’hui des préparations et un appareil dont on ne s’était pas encore avisé. Mais nous aurions tort de dédaigner des livres suffisamment informés pour leur temps et qui aujourd’hui encore se font lire.