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Aussi bien, quand les travaux consacrés à l’histoire des littératures anciennes n’apporteraient pas ce précieux concours à l’histoire de notre littérature, ils ont par eux-mêmes assez d’intérêt et mériteraient de tenter nos écrivains. Mais le fait est que les écrivains s’en détournent de plus en plus ; et c’est pourquoi, en fermant le livre de M. Boissier, il nous est bien impossible de nous garder d’une réflexion attristée. C’est le brillant spécimen d’un genre qui s’en va.

Ce genre, M. Boissier en a été en grande partie le créateur. Il s’est le premier avisé de faire entrer dans le domaine de la littérature la matière préparée par les travaux des modernes érudits et surtout des Allemands. L’étude de l’antiquité a été renouvelée vers le milieu du siècle dernier par des sciences de création nouvelle : c’est la philologie, qui a permis d’établir l’authenticité des textes et l’âge des manuscrits ; c’est l’archéologie, qui a fait parler les monumens et fait intervenir dans les discussions leur témoignage souvent décisif. Désormais, on n’a plus le droit de traiter des lettres anciennes sans s’être d’abord amplement pourvu de toutes ces ressources de l’érudition. Mais l’érudition est affaire de spécialistes. Il s’agit de la faire sortir de l’école. « Quand nous demandons qu’on nous enseigne le passé, écrit avec raison M. Boissier, nous désirons apparemment qu’on nous le montre comme il était, c’est-à-dire vivant. Le souci même de la vérité, qu’on met au-dessus de tout, l’exige. Nous voulons qu’on nous donne le spectacle des faits, nous voulons les voir ; et c’est véritablement un art, le plus rare, le plus précieux peut-être de tous les arts que de savoir leur rendre la vie ; d’où il suit qu’un historien, en même temps qu’un savant a besoin d’être un artiste… Jamais il n’a été plus nécessaire de dire que l’étude des documens dans laquelle on prétend nous enfermer est une préparation à l’histoire, mais qu’elle n’est pas l’histoire même, qu’il faut les interpréter, les mettre en œuvre et ne pas se contenter de les juxtaposer ; et que, pour employer une comparaison de Taine, ils ressemblent à ces échafaudages qui servent à bâtir une maison, et qu’on fait disparaître quand elle est construite. » C’est à quoi M. Boissier a réussi mieux que personne. Il a su mettre à la portée du public lettré les résultats de l’érudition contemporaine. Il nous a tenus à mesure au courant des découvertes des spécialistes. Unir à la sûreté de l’information l’agrément de la forme, rendre toutes les questions accessibles à ceux dont la curiosité est en éveil, en dégager la somme d’intérêt général qu’elles contiennent, ç’a été le secret de son art. Il a été le représentant le plus éminent d’un genre ; notre regret est que les nouveaux venus se soucient trop