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comprenant pas, le malheureux, que cet être invisible exige que ceux qu’il inspire s’efforcent assidûment, de leur côté, par la pratique de leur métier et l’élaboration de leur forme, à se rendre dignes de l’honneur qu’il leur fait.

Et Lavater n’a pas seulement contre lui d’être à peu près illisible. Son œuvre nous révèle chez lui un autre défaut, plus grave encore, peut-être, que l’exubérance hâtive et désordonnée de son style. Elle nous prouve que le créateur de la science physiognomonique n’est jamais parvenu à se connaître en hommes : de telle sorte qu’il n’y a pas un seul de ses jugemens que nous puissions admettre sans quelque défiance. Tous ses amis, en vérité, et Gœthe lui-même, s’accordent à nous dire qu’il avait à un degré merveilleux le don de deviner les caractères d’après les traits des visages : mais sans doute cette haute opinion qu’ils se sont formée de son sens physiognomonique tient à ce que, avec sa bonté et son enthousiasme habituels, il aura cru découvrir, sur le visage de chacun d’eux, la marque des talens les plus rares et des plus belles vertus. Comment n’admirerions-nous pas le génie divinatoire d’un homme qui, nous apercevant pour la première fois, nous affirmerait que la couleur de nos yeux dénote une intelligence subtile, ou que des oreilles comme les nôtres sont la preuve certaine d’un excellent cœur ? Et telles paraissent avoir été, le plus souvent, les découvertes physiognomoniques du « sage zurichois. » A son âme d’enfant, le visage humain n’a jamais parlé que de nobles pensées et d’émotions généreuses, tempérées, tout au plus, par de légers travers. Incapable de soupçonner chez les autres une malice dont aucun genre n’existait en lui, il a toujours apporté à la vie une ingénuité infiniment respectable et touchante, mais qui risquait de l’exposer à bien des erreurs. Et comme on le savait charitable, prêt à dépenser pour autrui son temps, son influence, et le peu d’argent qu’il avait, comme l’on savait en outre que, par principe, il tenait pour possibles les phénomènes surnaturels les plus extraordinaires, nous ne devons pas nous étonner qu’il ait été, toute sa vie, la dupe d’une foule d’illuminés, d’aventuriers et d’escrocs. Tantôt, déjà vieux et malade, il courait en Danemark pour assister à des séances où on lui avait promis qu’il entendrait des « oracles ; » tantôt c’était un chevalier d’industrie qui s’installait chez lui et n’en bougeait plus, sous prétexte de lui avoir été expressément envoyé par l’apôtre saint Jean. Il avait aussi, à Berlin et ailleurs, des adversaires haineux et libres de scrupules, qui, pour atténuer l’effet de la campagne menée par lui contre leur rationalisme, tendaient sans cesse quelque nouveau