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piège à sa crédulité. De tous côtés on le trompait, on l’exploitait, et le pauvre Lavater s’y prêtait avec une candeur que les plus cruelles désillusions laissaient tout entière. C’est à ce prix qu’il a acquis l’honneur, — qui lui revient en toute justice, — d’avoir rouvert à notre curiosité des horizons dont l’accès nous avait été interdit durant de longs siècles ; car, depuis la graphologie jusqu’à l’hypnotisme, il n’y a pas une de nos sciences « nouvelles » dont il n’ait pressenti et proclamé la légitimité. Mais, avec son intelligence d’une variété et d’une pénétration admirables, il a toujours manqué de ce discernement pratique, de cette expérience de la nature humaine qui sont nécessaires à la fois pour agir avec fruit et pour bien écrire. La part des faits, dans ses écrits, est trop évidemment sujette à caution. On voit trop qu’il s’exagère l’importance des hommes qu’il célèbre, que son imagination l’égaré sur leur compte, et que lui-même va les juger demain autrement qu’aujourd’hui. Le manque de mesure qui nous choque dans son style se retrouve, non moins fâcheux, jusque dans sa pensée. Et de là vient que personne, désormais, n’ose plus affronter la lecture de ses Fragmens physiognomoniques, de ses Considérations sur l’Eternité, de son Ponce-Pilate, de ses Dialogues sur la Vérité et l’Erreur, l’Être et l’Apparence. L’œuvre énorme de Lavater était vouée d’avance à cette triste fin.


Du moins les historiens de la littérature allemande ont-ils le devoir de se rappeler que ce mauvais écrivain a été un infatigable promoteur d’idées, un des hommes dont l’action intellectuelle a été à la fois la plus vive et la plus durable. Je voudrais aussi que les Suisses gardassent plus fidèlement le souvenir du poète qui, avec ses Chants Helvétiques, a instruit de nombreuses générations d’écoliers à connaître et à aimer leurs traditions nationales. Mais surtout je regrette que l’oubli où sont tombés les livres de Lavater ait emporté, du même coup, la doctrine religieuse qui jadis, bien plus encore que ses hypothèses physiognomoniques, lui a valu d’ardens enthousiasmes et des haines passionnées. Cette doctrine vient précisément d’être analysée par un théologien suisse, M. De Schulthess-Rechberg, dans un des principaux chapitres d’un très intéressant recueil allemand publié, sous le patronage de la bibliothèque municipale de Zurich, à l’occasion du centième anniversaire de la mort de Lavater. De chacun des écrits théologiques du vieux pasteur de Saint-Pierre, depuis les Considérations sur l’Éternité (1768-1778) jusqu’aux Lettres familières de l’apôtre Paul (1800), M. De Schulthess a soigneusement dégagé ce qui