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souvent, et que vous ne puissiez voir les Arabes que de loin. Je sais que ce vœu n’est pas conforme à votre jeune et généreux courage, mais, passez-le-moi ! je n’en fais pas d’autres à votre intention. Si vous ne pouvez aborder les Bédouins corps à corps, on saura bien que ce n’a pas été votre faute. Adieu, je remercie bien sincèrement M. Jamin de me donner chaque jour de vos nouvelles : j’en ai besoin. Si sévère qu’ait été un pédagogue, quand il a du cœur, mon cher Prince, ces séparations sont cruelles. Vous êtes, vous, tout à la joie d’une première campagne[1], et je n’en

  1. A l’occasion de cette première campagne, les états de service de M. le Duc d’Aumale portent la mention suivante : « Campagnes : 1840, à l’armée d’Afrique. Expédition de Médéah. — Cité à l’ordre de l’armée : 1° Pour sa conduite au combat de l’Affroun (27 avril) ; 2° Pour sa conduite à la prise du col de Mouzaïa (12 mai), où il donna son cheval au colonel Gueswiller et marcha à pied avec les grenadiers du 23e. »
    Voici comment ce dernier fait est raconté dans le rapport officiel du colonel Gueswiller au général comte d’Houdetot, commandant la brigade à laquelle appartenait le 23e de ligne :
    Col de Teniah, 13 mai 1840.
    En terminant ce rapport, je ne puis passer sous silence, mon général, une circonstance qui m’est personnelle et dont je conserverai un éternel souvenir. Arrivé au pied du col, excédé de fatigue et hors d’haleine par une course rapide à travers des chemins rocailleux et à pic où j’avais dû suivre souvent mes tirailleurs, j’étais sur le point de renoncer à l’honneur d’arriver à la tête de mon régiment sur les retranchemens ennemis, lorsque Mgr le Duc d’Aumale, en avant de mes grenadiers et aux côtés de S. A. R. Mgr le Duc d’Orléans, m’aperçut dans cet état d’anxiété, descendit de cheval, et me força de monter à sa place : « J’ai de bonnes « jambes, colonel, me dit-il, et je ne perdrai pas un pouce de terrain. » Le jeune prince tint parole, et arriva un des premiers sur la position but de nos efforts.
    Le colonel du 23e de ligne, GUESWILLER.
    Quant au premier fait d’armes, celui de l’Affroun, il a été rappelé dans la Correspondance de M. le Duc d’Aumale et de M. Cuvillier-Fleury, en 1860, à la suite d’un article de M. le vicomte de Noé publié par la Revue des Deux Mondes du 15 mars 1860.
    Cuvillier-Fleury au Prince, 21 mars 1860.
    Avez-vous lu l’article du vicomte de Noé sur la cavalerie légère ? il est plein de bienveillance et d’inexactitudes. N’est-il pas vrai que le Pékin qui a chargé avec vous à l’Affroun était Plichon, et non un notaire quelconque d’Alger ? N’est-il pas vrai aussi que le Duc d’Orléans n’était pas avec vous dans cette charge, et, qu’au contraire, il vous a grondé de l’entraînement auquel vous vous étiez livré, sans pourtant vous faire passer par les armes, comme autrefois le dictateur Manlius ? — Ainsi, pour des faits dont celui qui les raconte a été témoin, où il a été acteur, voilà la vérité que comporte l’histoire, après vingt ans !
    Réponse du 22 mars. C’est bien Plichon qui a manqué avoir la tête coupée en 1840 : sa selle avait tourné, et, avec un bras de moins, il ne lui était pas facile de la remettre ; je ne sais comment les chasseurs ont pu le dégager. J’ai chargé avec la cavalerie à l’Affroun, en portant un ordre de mon frère ; il m’a grondé d’abord ; mais j’étais dans mon droit. Il m’avait cru tué parce qu’il avait vu revenir un cheval, sans cavalier, qui était du même poil que le mien, et garni de même ; ce cheval était celui de Ménardeau, que Noé nomme, et que j’avais vu tuer à quelques pas de moi, d’un coup de pistolet ; du reste, l’article est bien.
    C’est à la suite de cette expédition de 1840 que M. le Duc d’Aumale fut nommé chevalier de la Légion d’honneur ; voici la lettre par laquelle le maréchal Valée, gouverneur général de l’Algérie, demandait pour le Prince cette distinction.
    Sire,
    Je prie Votre Majesté de me permettre de lui faire connaître la belle conduite de Mgr le Duc d’Aumale pendant la longue expédition à laquelle il vient de prendre part. Ce jeune prince, qui paraissait à l’armée pour la première fois, s’est constamment fait remarquer par son ardeur et son courage. Il a couru, dans plusieurs occasions, les plus grands périls en marchant aux premiers rangs de nos soldats, et sa bienveillance pour tous lui a concilié l’affection et le dévouement des troupes. L’armée serait heureuse de lui voir obtenir la décoration de chevalier de la Légion d’honneur, qu’il a méritée par ses services personnels. Cette faveur, Sire, lui ferait prendre rang à côté de ses frères d’armes dans l’ordre dont sa naissance l’appelle à porter le Grand cordon, mais dont Votre Majesté a voulu que les Princes ses fils méritassent le premier grade en servant dans les rangs de ses armées.
    J’ose espérer, Sire, que Votre Majesté daignera accueillir avec bienveillance la demande que je lui adresse, et qu’Elle me pardonnera de n’avoir pas suivi les formes ordinaires dans cette circonstance tout exceptionnelle.
    Je suis, avec respect, etc.
    Maréchal VALEE.