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organise la lutte à outrance contre le gouvernement. On fourbit à neuf l’arme rouillée de Biggar et de Parnell, l’obstruction ; on entasse questions et interpellations ; on provoque scènes sur scènes, surtout quand les chefs ne sont pas là pour tenir leur monde ; on se fait expulser individuellement ou en masse et manu militari. Ajoutons qu’on expose avec une éloquence inépuisable la longue série des griefs de l’Irlande, en des réquisitoires dont les Anglais ont pour principe de ne pas croire le premier mot, quand ils les écoutent, et auxquels le plus souvent personne ne se donne la peine de répondre. Pendant trois ans le parti nationaliste uni a ainsi livré bataille à Westminster, exaspérant à plaisir l’opinion britannique, dégradant à dessein le Parlement et entravant son fonctionnement : le résultat pratique, il faut le reconnaître, est mince pour l’Irlande, qui semble condamnée à rester impuissante à Westminster tant que subsistera l’énorme majorité conservatrice d’aujourd’hui. C’est ce qui fait dire à bien des gens que mieux vaudrait se dispenser d’entretenir à grands frais « en terre ennemie » une « brigade » dont les violences ne font pas toujours le plus grand honneur au pays, et dont l’éloquence même ne fait guère effet sur l’Angleterre ; à quoi d’autres répondent que, tant qu’elle sera privée de sa liberté, l’Irlande aura le devoir de faire entendre sa voix au Parlement d’Angleterre et, par-là, au monde entier qui la juge[1].

Tandis qu’à la Chambre des communes, la petite armée irlandaise s’efforçait ainsi d’arrêter la vie parlementaire, la Ligue, en Irlande, ne visait à rien de moins qu’à rendre le présent gouvernement « impossible et dangereux, » cela par l’arme de l’agitation politique. Elle entame à cet effet, dès 1900, par tout le pays et tout le long de l’année, une campagne de meetings populaires où l’on dénonce la tyrannie britannique, où l’on expose dans une série d’ordres du jour flamboyans les revendications traditionnelles d’Erin, où orateurs et spectateurs se grisent de phraséologie, de raimeis, et d’illusions : ah ! si l’Irlande pouvait être sauvée par l’éloquence des mots !… — Rendre impossible le gouvernement anglais en Irlande, ce n’est pas chose facile si

  1. Depuis les premiers mois de 1903, une singulière détente s’est produite dans les rapports entre les nationalistes irlandais et le gouvernement : c’est une trêve tacite, tant au Parlement qu’en Irlande, où l’agitation de la Ligue s’est aussi momentanément calmée, en raison des espoirs développés par l’annonce d’une solution de la question agraire.