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V

Le gouvernement en Irlande, ce serait donc le landlordisme organisé, personnifié : il y a du vrai dans ce point de vue, et il s’explique historiquement. Qui sont, en effet, les landlords actuels ? Les descendans des conquérans anglais, propriétaires et colons « plantés » par l’Angleterre comme sa « garnison » pour occuper le pays, après les confiscations en masse d’Elisabeth, de Cromwell, de Guillaume III. Avec leurs « cliens » ruraux, — tout ce monde d’agens et d’intermédiaires qui vivent à leurs dépens, — avec une partie de la bourgeoisie des villes, importée par l’Angleterre ou ralliée à elle, — fonctionnaires, gens de loi, professeurs, commerçans et industriels, — ils composent ce qui reste de la caste naguère souveraine, de l’Ascendancy, n’ayant les uns et les autres d’irlandais que le nom, Uitlanders de l’Irlande dont Froude a écrit l’histoire sous ce titre : The English in Ireland. On sait qu’en ajoutant à cette Ascendancy anglicane la population presbytérienne de l’Ulster, les descendans des colons écossais établis par Jacques Ier, on a finalement le total des forces de la minorité unioniste, ou comme on dit, « loyaliste, » en Irlande : un million et quart d’habitans sur 4 millions et demi, soit un peu plus du quart.

Pendant tout le XVIIIe siècle et une partie du XIXe, la « garnison » ou « colonie » anglo-saxonne et protestante est restée maîtresse de l’Irlande cette et catholique. Gouvernement, fonctions, richesses, elle a tout à elle ; son Eglise est l’Eglise d’Etat, riche des dépouilles de l’Eglise de Rome ; les « lois pénales » font des papistes des outlaws. L’Angleterre lui ayant livré, pour prix de son asservissement législatif et commercial, les Irlandais à exploiter, elle exploite sans frein cette nation d’ilotes qu’il n’y a pour elle ni intérêt à protéger ni péril à opprimer. — Il est vrai qu’à ce régime elle devait elle-même se dégrader, se démoraliser singulièrement. Les temps, d’ailleurs, changeaient. Elle vivait de l’oppression des catholiques et des paysans d’Irlande. Or, les catholiques, déclarés électeurs dès 1793, étaient, en 1829, légalement émancipés ; en 1869, ils obtenaient le « désétablissement » de l’Eglise épiscopale ; en 1870 et 1881, une législation agraire à demi révolutionnaire affranchissait les paysans, rognait les