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pensant était incompatible avec l’harmonie stable des plus belles formes. On ne sculpte pas l’inquiétude ; et le monde moderne n’est grand peut-être que de ses inquiétudes. Exprimer la douleur était déjà, pour le sculpteur antique, une exception, presque une laideur. Quel danger, pour le moderne, de s’essayer à traduire la douleur des âmes nouvelles ! On ne rendra pas triste le marbre : sa blancheur est de la joie immobile. Et seuls, les vieux Grecs du Ve siècle ont tenu un moment dans leurs fortes mains la véritable Beauté.

Après Scopas et Praxitèle, la pure tradition attique se disperse en écoles diverses et rivales. Lysippe, qui vivait à Sicyone, est le sculpteur d’Alexandre le Grand ; et Alexandre va détruire toutes les belles indépendances de vie, — et par conséquent d’art, — de la Grèce. Athènes, alors, n’est plus dans Athènes ; l’art n’est plus au pur foyer. Le génie, promené à travers tout le royaume nouveau du conquérant, allume encore ici et là de belles flammes, mais se vend et se prostitue. Des ouvrages commandés en hâte, ingénieusement décoratifs toujours, insuffisamment humains, s’accrochent encore à des monumens de vanité, non de nécessité ou d’amour. C’est l’apparition de l’art officiel, d’où sortira toute la banalité pompeuse, — vide, mais superbement ! — de l’art romain. Enfin, en une certaine affectation de vie sentimentale, si contraire aux lois étroites de la plastique, en un maniérisme quasi littéraire, qui est l’aboutissement fatal de ce qu’on a appelé « l’art d’expression, » achève de se perdre la pureté simple des grands jours. La chute n’est pas longue : elle a ses trois étapes connues, dont les dates sont données par des œuvres célèbres : les bas-reliefs de Pergame[1], œuvre peut-être d’Isogonos, la force encore et je ne sais quelle puissance noble, mais dans la violence et l’exagération du mouvement, presque dans l’agitation, qui n’est que l’énergie des faibles ; — le « Laocoon[2], » classique chef-d’œuvre de l’école de Rhodes, l’effet théâtral, mélodramatique, l’effet « à côté, » sculpturalement faux, cherché uniquement par des artifices de composition, et des habiletés de modelé, admirables encore en des « morceaux ; » — l’ « Apollon

  1. Ce sont les sculptures qui décoraient l’autel gigantesque consacra à Zeus et à Athena par le roi Euménis II (197-159 av. J.-C.) (Collignon), en souvenir de ses victoires sur les Gaules, peuplade gauloise établie en Asie Mineure.
  2. Groupe sculpté par Athenodoros et Agesandras, sans doute au temps d’Auguste.