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avec deux officiers, un colonel d’état-major, grand, sec, mince, une petite moustache en croc, le cheveu noir et court, trente-six ans seulement ; l’autre, un gros major plus âgé. Ces messieurs ont bien dîné — il ne saurait y avoir de doute à cet égard. N’importe ; on redemande du Champagne et on boit… beaucoup. Le colonel me serre sur son cœur. Il me parle de temps à autre en français, mais plus souvent en russe, ce qui lui donne moins de peine et n’a d’ailleurs aucune importance. Il tire son sabre, une grande latte tranchante comme un rasoir, et il gesticule avec cela, ce qui est très dangereux. Il me montre comment il coupera la tête aux Allemands quand il chargera avec ses Cosaques. Il demande qu’on lui donne à commander une division de cavalerie française, — parce que nos généraux sont trop vieux. Il veut nous rendre l’Alsace et la Lorraine et me conduire à Berlin ! Il m’explique qu’il est Attila ! Parbleu, je commençais à m’en douter. Il me donne l’impression d’un être courageux, violent, brutal, qui doit être magnifique sous le feu et dans la bataille. On trouve en lui, étrangement mêlés par le Champagne, du sauvage et du prince, du grand seigneur et du pochard : c’est très curieux.

Et je vois d’ici ces « intellectuels » dont je parlais tout à l’heure triompher de ce que les officiers russes boivent trop parfois et sont gris après dîner. Pour ma part, je ne les en loue pas ; ce n’est pas notre genre en France. Mais qu’est-ce que cela prouve ? Sont-ils faits pour se battre ou pour philosopher ? La guerre se fait-elle avec une plume ou avec un sabre ? Y verse-t-on de l’encre ou du sang ? Tant que les rivalités des peuples n’auront pas disparu de la surface du monde, — et je ne vois pas qu’on en soit encore là, — il faudra des gens qui marchent lourdement sur les routes poudreuses, qui galopent à cheval durant des heures entières, qui couchent sur la dure, qui combattent et qui tuent. Et dans ces genres d’exercices, les hommes brutaux et simples, aux corps solides et à l’esprit net, ont plus d’avantages que les philosophes. Les officiers russes manquent peut-être d’idées générales, mais ils ont des idées saines, et cela vaut mieux.

On pourrait discuter longuement sur ce sujet et pousser plus avant les comparaisons entre la France et la Russie. Il serait curieux d’étudier en détail cette formation d’un pays neuf, cette action lente et sûre d’elle-même de l’expansion slave. Mais cela