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complètement qu’il est possible, de tout sentiment de l’art. Le XVIIIe siècle avait peu à peu laissé se perdre cette notion et ne demandait à la littérature que d’être utile. Mercier a sur ce point des idées de Huron. Il s’indigne de voir loger au Louvre les peintres, c’est-à-dire « les hommes les plus inutiles au monde et qui font payer chèrement un art qui n’intéresse en rien le bonheur, le repos, ni même les jouissances de la société civile. » On vante le siècle d’Auguste, le siècle des Médicis, pour avoir eu des peintres, des sculpteurs, des orateurs, des architectes et des poètes ; on fait honneur au XVIIe siècle de la perfection de son goût et de la pureté de son style : « Ce sont là des niaiseries… Le temps de Louis XIV n’a pas un seul écrivain qu’on puisse méditer, soit en morale, soit en politique ; en général, les prosateurs de ce siècle sont faibles et dépourvus d’idées. » Le plus fameux d’entre eux, Bossuet, n’a point connu la vraie éloquence, celle des choses ; on ne trouve chez lui « qu’un fracas de mots dans une prose incorrecte et prolixe. » Ces opinions et d’autres de même calibre nous donnent à concevoir une juste idée du goût de celui qui les exprime et font comprendre sans difficulté qu’il soit resté dans ses écrits si parfaitement étranger à tout souci de composition et de forme. Un contemporain notait chez lui cette singularité qu’il parlait comme lorsqu’on écrit bien, et écrivait comme lorsqu’on parle mal.

C’est de « philosophie » que le XVIIe siècle avait manqué : Mercier est philosophe. Il avait commencé par l’être à la manière de Jean-Jacques, et par vanter les agrémens de l’état de nature et la bonté de l’homme sauvage. Mais il était trop bon Parisien pour se prendre longtemps au paradoxe du philosophe de Genève. Il en préféra un autre, alors plus généralement répandu : celui de la perfectibilité indéfinie et du progrès continu. Toutefois les partisans les plus déterminés de l’idée chère entre toutes au XVIIIe siècle s’étaient bornés à retracer les progrès déjà accomplis par le genre humain ou à esquisser ceux qu’il restait à accomplir. Mercier va plus loin et il ne craint pas de nous présenter le tableau de l’humanité telle qu’elle sera, lorsque le rêve de la perfection sera devenu une réalité. Il y suffira de six cents ans, ce qui, eu égard à la durée du monde, est une bagatelle. Nous pouvons nous promener avec lui dans la cité idéale de l’An 2440 : les rues y sont grandes, belles et proprement alignées, les allans prennent la droite et les venans prennent la gauche, les cheminées ne tombent plus sur la tête des gens, on voit clair dans les escaliers, etc. Comme il est dans cet ouvrage, ainsi que dans tous ceux de Mercier, traité pêle-mêle des sujets les plus disparates, nous ne pouvons qu’en noter