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aura un roi, un jardin du roi, un cabinet du roi, une bibliothèque publique, des académies : seulement l’Académie française sera transférée à Montmartre.

Y a-t-il, dans ce fatras et parmi beaucoup de sottises, des vues neuves, hardies, prophétiques ? On l’a dit, et c’était l’avis de Mercier. Il se vantait d’avoir prévu et annoncé la Révolution française. Il aurait été en politique un précurseur. Rien de moins exact. Non seulement Mercier n’a pas plus que ses contemporains prévu un bouleversement social, mais il l’a déclaré impossible. Son assurance, sur ce point, a été imperturbable, et il y a persévéré jusqu’à la dernière minute. Dans l’édition du Tableau de Paris publiée de 1781 à 1788 il déclare avec autorité qu’ « une émeute qui dégénérerait en sédition est devenue moralement impossible. » Il dit encore : « On ne prévoit pas que d’ici à longtemps, il puisse y avoir des révolutions bien marquantes en Europe. » Apparemment c’est qu’il est plus aisé de prévoir à six cents ans de distance qu’à six mois. Si quelques-unes des prédictions de Mercier se sont trouvées réalisées, c’est tout uniment qu’il a tenu pour accomplies des réformes que tout le monde autour de lui réclamait. L’An 2440 ne témoigne pas d’une perspicacité singulière chez son auteur, mais présente dans une sorte de grossissement caricatural, cette tendance de la philosophie du XVIIIe siècle à refaire la société suivant les données de la raison et à bâtir dans l’abstrait.

Dénué de sens artistique et féru de prédication morale, on devine quelle conception Mercier pourra se faire du théâtre. Le XVIIIe siècle cherchait à créer un genre intermédiaire entre la tragédie et la comédie : le drame. Diderot avait lancé sur le sujet un certain nombre d’idées incohérentes et confuses. Mercier se borne à les réduire en système dans son Essai sur l’art dramatique. Il ne lui suffit pas que le drame soit ennuyeux et vertueux ; il faut qu’il devienne l’école des vertus de l’homme et du citoyen. La pédagogie morale en est le véritable objet. « Ce n’est point sur la valeur plus ou moins grande du génie que le juge et que j’apprécie les auteurs dramatiques, c’est sur la morale qui résulte de leurs pièces. » Pour illustrer cette morale, Mercier dans ses propres ouvrages aura recours aux incidens de l’effet le plus gros et au pathétique le plus noir. Jenneval aime une femme galante ; pour lui plaire, il détourne une lettre de change ; il est sur le point de devenir complice d’un assassinat préparé par la séduisante et odieuse créature. Ne voilà-t-il pas prouvé par un exemple décisif le danger des liaisons coupables ?