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sentiment exprimé par ces lignes ne peut se comprendre qu’entre initiés, et celui qui les a écrites était à coup sûr marqué du signe auquel se reconnaissent les vocations fortes.

Mercier est badaud. C’est lui qui a dit : « Il ne faut que les fesses d’un singe pour faire courir tout Paris. » On peut lui appliquer ce mot et il en avait vérifié sur lui-même toute l’exactitude. Il a cette curiosité toujours en éveil, ce pouvoir de s’intéresser à toute sorte d’affaires qui lui sont parfaitement étrangères. Qu’un perroquet se pose sur le balcon du voisin, ou qu’un chien ait la patte cassée, il s’arrête : il a du temps et de l’attention en réserve pour ces événemens. Il possède cette heureuse disposition à s’étonner, qui fait que nulle singularité ne le laisse indifférent, qu’aucune nouveauté ne reste pour lui inaperçue. Doué à un rare degré de la faculté de sympathie, il aime les émotions ressenties en commun et se mêle volontiers à la foule. S’il y a quelque part une fête publique, une réception de souverain étranger, une presse, un attroupement, on est sûr de l’y rencontrer. Ce sont toujours les mêmes qui se font écraser : il en est. Il y a pour chaque carrière un don, une qualité première et que rien ne remplace, une vertu spécifique : Mercier a cet instinct qui guide le badaud et fait qu’il se trouve toujours là où il se passe quelque chose.

D’autre part, si la plupart des mérites qui font l’écrivain manquent à Mercier, du moins il sait voir, et, ce qu’il a vu, il sait le décrire. Incapable d’imaginer, d’arranger une scène, de composer un type, il sait reproduire le tableau qu’il a eu réellement devant lui. Les traits caractéristiques, les détails précis l’ont frappé tout de suite et lui sont restés dans les yeux. Tout jeune il a eu la curiosité d’entrer dans le taudis où gîtait, rue des Douze-Portes, au Marais, entre quinze ou vingt chiens, le poète octogénaire Crébillon. « Je vis, écrit-il, une chambre dont les murailles étaient nues ; un grabat, deux tabourets, sept à huit fauteuils déchirés et délabrés composaient tout l’ameublement. J’aperçus, en entrant, une figure féminine, haute de quatre pieds et large de trois, qui s’enfonçait dans un cabinet voisin. Les chiens s’étaient emparés de tous les fauteuils et grognaient de concert. Le vieillard, les jambes et la tête nues, la poitrine découverte, fumait une pipe. Il avait deux grands yeux bleus, des cheveux blancs et rares, une physionomie pleine d’expression. Il fit taire ses chiens, non sans peine, et me fit concéder, le fouet à la main, un des fauteuils. Il ôta sa pipe de sa bouche, comme pour me saluer, la remit et continua à fumer avec une délectation qui se peignait sur sa physionomie fortement caractérisée. » C’est là un spécimen achevé de