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infini où paraît de loin en loin un navire égaré qui ne s’arrête point. !

On comprend l’événement qu’est notre arrivée pour la petite colonie. Un vaisseau, un vrai vaisseau, un vaisseau à vapeur, à l’ancre dans la baie ! Quoiqu’il fasse nuit et que nous soyons très loin, n’ayant pas osé, dans ces parages dangereux, nous approcher des côtes, M. de C…, chef de l’exploitation, vient à notre rencontre, le soir même, dans son canot. Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? Telles sont ses premières questions. Et il nous les fait avec un si mauvais accent anglais que nous lui répondons en français. En effet, M. de C. est Français ou plutôt d’origine française. Il est né à l’île Maurice, d’une famille qui descend de ces cadets qui, sous Louis XIV et Louis XV, allèrent peupler nos colonies. Et, comme tous ses pareils, il a conservé intacts l’amour de la patrie perdue, sa langue et ses vieilles coutumes. Sujet anglais, de cœur il est resté des nôtres, et ce lui est une joie de plus, dans cette visite inattendue, de rencontrer des compatriotes. Quand, le lendemain, grâce à son pilotage, nous sommes venus mouiller en face de sa maison, il nous présente à toute sa famille, à sa femme, à ses belles-sœurs, à sa vieille mère qui a quatre-vingts ans. Et nous leur apprenons des choses surprenantes qu’ils ignorent encore : les défaites des Anglais au Transvaal, la guerre de Chine, la fin de l’affaire Dreyfus et les premiers hauts faits du ministère Waldeck-Rousseau.

Ces braves gens mettent la plus grande complaisance à nous faire visiter leur exploitation et leur domaine. Ils voudraient nous retenir par l’attrait d’une pêche dans la baie qui est un des endroits les plus poissonneux du monde. Mais nous sommes pressés. M. de B… est très souffrant ; il faut nous hâter vers les Séchelles. Nous disons adieu à ces amis d’un jour en leur souhaitant un bonheur qu’ils trouveront peut-être plus facilement dans le calme souverain où ils vivent que dans les agitations où il faut nous débattre, et bientôt le petit îlot de corail n’est plus qu’un point sombre à peine visible qui s’enfonce et disparaît dans l’immensité des flots.

Plus d’un an après, nous avons reçu, pour chacun de nous, une de ces cannes que les nègres fabriquent avec le bois des cocotiers. Touchant souvenir et seul présent que pouvaient nous faire les ermites de l’île Garcia.