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accompli et attardé du double despotisme marital et paternel. En outre, infatué de lui-même, incapable d’admettre, en dépit de continuels mécomptes, qu’il eût pu jamais se tromper, il avait « le fanatisme de l’infaillibilité : il en fut le Brutus. » La publication de Lucas de Montigny était conçue dans un dessein d’apologie qui, d’ailleurs, ne se dissimulait pas ; elle est restée à la base de tous les travaux relatifs à Mirabeau et à sa famille. Pour composer les huit volumes de Mémoires parus en 1834, l’auteur avait utilisé une volumineuse correspondance dont il donnait d’abondans extraits. Il mettait sous les yeux du public les passages les plus significatifs des lettres que le marquis échangeait avec son frère le bailli, en ce style si personnel, si fertile en saillies impétueuses, et souvent si baroque. Restait à les interpréter avec plus de clairvoyance et sans parti pris. Ce fut l’œuvre de MM. Louis et Charles de Loménie.

Leurs belles études sur les Mirabeau ont totalement changé l’opinion commune touchant l’Ami des hommes. Certes celui-ci fut bien un original tout pétri de travers et de manies, sujet a beaucoup de faiblesses, chimérique dans ses idées et inconséquent dans sa conduite ; mais il suffit de le voir au milieu de son entourage, entre sa femme qui lui fait une guerre acharnée et ses enfans qui se liguent contre lui ; ce n’est plus le tyran de sa famille : c’est un père, cruellement offensé, qui se défend, et, dans la répression, passe la mesure. Ses lettres ne témoignent d’aucune aversion irraisonnée pour l’aîné de ses fils, mais d’une sévérité qui grandit à mesure que Gabriel lui donne de plus graves sujets d’inquiétude et motifs de plaintes. Soucieux de le bien élever, il lui a fait donner par In précepteur Poisson une éducation fort supérieure à celle que recevaient alors la plupart des jeunes gentilshommes. Espérant que l’éducation en commun réussira où l’éducation privée a échoué, il le met à la pension Choquard, qui n’est nullement, comme on l’a dit, une maison de correction, mais une pension à la mode. Après le séjour tapageur au régiment, et lorsque le jeune homme revient de l’expédition de Corse, son unique campagne, le marquis fait de lui pendant deux années son agent d’affaires et le traite sur le pied d’homme de confiance. Soudain Mirabeau se marie, sans crier gare ; et ce père qu’il a si souvent accusé d’avarice, qui était en réalité très gêné et à court d’argent, en use avec lui fort libéralement. Bientôt le nouveau marié a tant fait par ses prodigalités qu’il s’est endetté de quelque