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deux cent mille livres ; pour échapper à ses créanciers, il n’a plus qu’un moyen, c’est de solliciter son père afin qu’il le fasse bénéficier des ressources que l’arbitraire d’alors mettait à sa disposition. Car tel est le premier objet de ces prétendues mesures de persécution, réclamées par le persécuté lui-même : elles servent à protéger un débiteur aux abois. C’est d’abord une lettre d’exil qui le place « sous la main du Roy, » c’est-à-dire à l’abri des mandemens de justice ; c’est, deux mois après, la sentence du Châtelet qui prononce son interdiction et le met dans une situation humiliante contre laquelle il n’a pas manqué de protester hautement, mais où il a eu soin de rester, jugeant commode de profiter jusqu’aux derniers temps de sa vie des privilèges de l’insolvabilité. Dans son exil, à Manosque, il s’aperçoit que sa femme le trompe avec un mousquetaire ; et, s’avisant que le meilleur moyen de rassurer ses inquiétudes conjugales, est de marier son rival trop heureux, il rompt son ban afin de négocier en personne cet arrangement saugrenu. Au retour, passant à Grasse, il se collette avec un M. De Villeneuve-Mouans, vieux et asthmatique, et roule à terre avec lui dans une dispute de crocheteurs. Bourré de coups de poing, meurtri de coups de parasol, M. De Villeneuve crie à l’assassin, dépose une plainte : un décret de prise de corps est lancé contre Mirabeau. Cette fois, c’est une lettre de cachet, sollicitée par son père, qui va le dérober aux poursuites de la justice ; le château d’If lui sera un refuge d’où narguer les exempts et les recors. Séjour peu récréatif, que le prisonnier échange volontiers contre celui du fort de Joux, où on lui laisse pleine liberté d’aller se divertir à Pontarlier. Il en use pour enlever, lui marié, la femme du marquis de Monnier. À ce coup, le père juge que la mesure est comble, fait rattraper son fils en Hollande et l’enferme au donjon de Vincennes.

Quel fut l’état d’esprit de Mirabeau pendant sa détention, et le pire supplice dont il eut à souffrir fut-il d’être séparé de celle à qui il avait voué un culte enthousiaste ? C’est sur ce point que nous renseignent à souhait deux publications récentes. Nous n’avions jusqu’ici pour en juger que les lettres du recueil de Manuel. Ces lettres sont celles que le prisonnier était autorisé à envoyer à sa maîtresse une fois par semaine : elles étaient lues par Boucher, qui prenait soin de les faire parvenir ; ce sont en quelque manière les lettres officielles. Mais, en outre, Mirabeau avait trouvé le moyen d’entretenir une correspondance secrète