Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 16.djvu/670

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fausse clef, l’entrée à pas étouffés, cinq jours passés dans la chambre de Sophie sans que personne dans la communauté ait soupçonné la présence au couvent de ce capitaine de dragons. Enfin la séparation définitive, l’ascension de l’amant vers la gloire, l’enlizement de la maîtresse dans le chagrin qui la mène au suicide. Un jour de 1789, Mirabeau, en pleine Assemblée, reçoit la lettre qui lui annonce la mort de Sophie, la lit sans proférer une parole, le visage bouleversé, et quitte la salle des séances, où de plusieurs jours il ne devait pas reparaître.

D’autre part, en feuilletant les lettres écrites du donjon de Vincennes, on y trouve bien tous les ingrédiens dont se compose la littérature amoureuse du XVIIIe siècle. Moins de sentiment que de passion, et moins de tendresse que d’ardeur ; l’expression d’une sensualité agrémentée de souvenirs ou de rêves licencieux ; beaucoup de raisonnemens, de sophismes, de dissertations concluant toutes à représenter l’obéissance à l’instinct comme l’unique formule du devoir ; une abondance de digressions sur toutes sortes de sujets philosophiques, sociaux et politiques, qui, à mesure qu’on avance, débordent de plus en plus sur l’ensemble. D’ailleurs, peu à peu nous en venons à prêter d’autant plus d’intérêt à la formation des idées de Mirabeau, et de son éloquence judiciaire ou politique, à prêter d’autant moins d’attention à ses sermens de fidélité et à des assurances de désespoir qui semblent un peu concertées et imposées par les convenances. On dirait un lecteur assidu de la Nouvelle Héloïse qui s’entraîne à traiter un sujet analogue dans le ton de son auteur favori. L’accent est-il très personnel ? Le cœur est-il très engagé ? Si l’amour est le don de soi, et s’il se reconnaît au vide que fait en nous l’absence d’un être devenu nécessaire, ne semble-t-il pas qu’il manque quelque chose à ce roman d’amour, et que c’est l’amour ? Cette passion est trop bruyante. Tout ce bourdonnement nous étourdit ; nous n’entendons pas les inflexions de voix qui persuadent. Sous l’appareil oratoire, nous voudrions retrouver la réalité des faits, qui nous éclairerait sur la profondeur et la sincérité de l’émotion. Parmi les dithyrambes, nous cherchons en vain quelques-uns de ces mots qui peignent. Au type de l’amante, nous voudrions pouvoir substituer le portrait plus individuel de la femme qui, de son côté, souffre, regrette, espère, attend, languit, s’inquiète, et dont les yeux quelque jour vont s’abîmer dans les larmes.