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cela me tourmente, me bourrelé, me rend malheureux ! » L’ennuyeux de l’affaire, c’est que la loyauté de Mirabeau est en question. Il doit beaucoup à Urgande : celle-ci est incontestablement dans son droit quand elle demande son « salaire. » Que devenir ? La situation est d’autant plus intenable, depuis que Mirabeau a quitté le donjon. Ne veut-on pas venir chez lui en grisette, lui faire louer une petite maison à Vincennes, dans le village, où l’on puisse venir goûter en carrosse gris ?…

Julie ne mettait en doute ni la réalité d’un crédit reposant sur des garanties si particulières, ni la sincérité des promesses de Mirabeau. Elle s’étonnait seulement que celui-ci tardât un peu trop à les mettre à exécution. Depuis le temps qu’il lui en annonçait l’effet pour le lendemain, elle se lassait d’attendre et s’impatientait. Mirabeau essaya d’user de faux-fuyans, d’alléguer que cette impatience fût offensante pour son amitié, son honneur, ses talens ; il fit mine de se retrancher derrière sa dignité blessée. Julie ne prit pas le change : sa méfiance naturelle était éveillée et ne se calmerait qu’au contact d’un signe palpable. Sur ces entrefaites, elle reçut un billet prétendument écrit par Mme de Lamballe. Ce billet avait tout l’air d’un faux, et, la ruse ayant été éventée, la nécessité s’imposa de frapper un grand coup et d’administrer à la soupçonneuse Julie une preuve décisive. Cette preuve ne pouvait être qu’une entrevue avec Urgande. Elle eut lieu au bal de l’Opéra. Au bal de l’Opéra de 1781, Julie Dauvers, à moins de récuser le témoignage de ses yeux et de ses oreilles, fut obligée de convenir qu’elle s’était entretenue avec une femme dont elle ne douta pas que ce ne fût la princesse de Lamballe, d’autant qu’elle avait cru reconnaître dans sa compagne la reine Marie-Antoinette. Qui joua dans cette mascarade le personnage de Mme de Lamballe ? Peut-être le roué Dubut de la Tagnerette, joli garçon, à cheveux blonds, à visage efféminé, au charme ambigu, et qui n’en était pas à son premier travestissement. Il nous reste à nous étonner qu’une personne aussi avisée que Julie, qu’un drôle de l’espèce de Lafage, se soient laissé prendre à ce jeu de calomnies grossières et de mystification. C’est ce qu’on ne peut comprendre qu’en se reportant à l’époque ; mais c’est aussi bien ce qui fait comprendre l’époque. Ce sont les mêmes procédés qui serviront dans l’Affaire du Collier. Mêmes perfidies, mêmes impostures, mêmes travestisse-mens, même crédulité.