Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 16.djvu/803

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Et l’on sent bien que l’entraînement intellectuel et moral qui permettra d’obtenir des commandans d’unités, — ainsi que de tout le personnel, d’ailleurs, — cet état d’esprit, nous allions dire (et pourquoi pas ? ) cet état d’âme, est fort différent de la gymnastique spéciale au moyen de laquelle on obtient les évolutions de la tactique officielle, si séduisantes pour l’œil du commandant en chef[1], si flatteuses pour son amour-propre, lorsque sur un simple signe et, pour ainsi dire, à la pression d’un bouton électrique, tous ses cuirassés rompent leur ordre de marche primitif et, décrivant sur la glace bleue de la mer de savantes figures géométriques, se rangent automatiquement à un ordre nouveau.

Qu’on ne craigne point que la discipline de notre force navale, que sa cohésion morale puisse être diminuée par cette autonomie bien relative que nous réclamons pour chacune des unités de combat. Elle en sera augmentée, au contraire, dans ce qu’elle a de meilleur, la communion des intelligences ; et, si l’on voulait prôner l’avantage d’assujettir étroitement les volontés des lieutenans du commandant en chef, nous déclarerions mettre bien au-dessus les bénéfices de la subordination réfléchie de leurs conceptions à celles du général, qui doit être avant tout un inspirateur, comme le furent Moltke et Nelson, et dont l’esprit doit avoir pénétré, bien avant le combat, ceux qui sont chargés d’exécuter ses plans.

Résumons-nous :

Le concept de nos tacticiens d’escadre avait jusqu’ici pour bases les idées de masse, de choc, de mêlée, à peu près justifiées

  1. Et pas seulement pour l’œil du commandant en chef… Les évolutions d’une armée navale sont fort belles et le sont d’autant plus qu’elles sont plus compliquées, comme les « figures » d’un carrousel. Les évolutions des flottes à voiles étaient sans doute encore plus saisissantes. Les marches d’approche des lourdes brigades anglaises, vues du haut des kopjes, offraient aussi aux Boers de très intéressans spectacles. De même, vu du plateau du mont Saint-Jean, l’assaut des quatre divisions du premier corps, serrées en masse… mais rien de tout cela ne donne la victoire sur des gens de sang-froid et qui tirent juste.
    Le mouvement offensif des deux colonnes de Nelson et de Collingwod à Trafalgar était imposant, certes, mais point du tout par la régularité de la formation. Les vaisseaux anglais paraissaient en désordre, disent les relations françaises ; mais chacun d’eux, se hâtant vers l’ennemi, savait ce qu’il avait à faire et avait bien résolu de le faire. On a reproché à Nelson d’avoir couru le risque de faire écraser ces deux têtes de colonne par l’artillerie de la longue ligne de l’armée combinée qui aurait pu couvrir ses premiers vaisseaux de feux convergens. Mais l’amiral anglais savait bien que nous n’avions plus de canonniers-pointeurs, 1er corps ayant été détruit en 1791.