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Ibsen est digne des Grecs, sans en presque rien tenir, en ce qu’il cherche la lumière au fond même de l’ombre, et un air de beauté dans ce miroir de toute laideur, — la vie réelle. Des idées passionnées, voilà sa ressource et en quelque sorte son Olympe. Il les jette les unes contre les autres ; et presque toujours il condamne la plus noble et la plus pure. Il la frappe en l’aimant. Il la sacrifie à ce qu’il méprise et qu’il déteste. Par là, cette misérable vie de petits bourgeois dans les villages polaires se fait belle. Ibsen a la poésie de la défaite, et les beautés austères de la mort. Aussi bien c’est la mort, la vieille nourrice de la beauté tragique. Les Grecs ne cessent pas de tuer : comme les enfans, ils cultivent l’épouvante. Dans la mort, nous cultivons la douleur. Quel abîme de différence !

Je trouve Ibsen bien plus beau et plus poète dans ses tragédies bourgeoises que dans ses drames antiques ou ses poèmes. C’est qu’il y rêve avec plus de force. Il fallait un rêve ardent pour donner la vie aux idées de ces petites gens, presque tous mornes, bouffons, plats et bas sur pattes. Les idées ne vivent que passionnées ; et ces petites gens n’ont pas de passions. Bon gré mal gré, le génie d’Ibsen leur en inculque : telle est l’opération du rêve. Le grand poète est celui qui peut dire : « Mon rêve est plus vrai que votre vérité. C’est une vérité qui dure. » Quel créateur n’a pas l’appétit de la durée, et de prolonger son œuvre dans le temps ? Le rêve médite profondément la vie ; la réalité en sort plus réelle. Il était fatal qu’Ibsen devînt son propre sujet de drame ; il en a fait son chef-d’œuvre, l’ayant pris d’une âme si forte et d’un geste si libre. Quand il n’était encore que peintre réaliste[1], il n’avait pas rendu la vie à la réalité ; et quand il n’était que poète[2], la force durable de ce qui vit lui échappait encore. Puis le jour est venu où, de la vision, il a fait naître les types, ces êtres plus vivans que les vivans. Le don suprême est celui-là. Le poète ajoute alors visiblement à la nature. À la fin, il a tiré du rêve sa propre image : comment aurait-il pu consentir à l’y laisser ? C’était le moins qu’il se créât lui-même.

La scène est un lieu misérable et sublime, où l’esprit de l’homme invite à la beauté de vivre sa pensée propre et la chaude guenille des comédiens. Ibsen n’oublie pas à qui il a affaire.

  1. Cf. la Comédie de l’Amour, 1869 ; l’Union des Jeunes, 1869 ; les Soutiens de la Société, 1877.
  2. Cf. Brand, 1866 ; Empereur et Galiléen, 1869-1873.