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foule de papes de village. La tyrannie des principes paraît peut-être moins pesante, parce qu’elle est anonyme ; mais enfin Léon X n’avait pas si tort quand il ne voyait dans la querelle de Luther avec les légats de Rome qu’une dispute de moines : le Nord tout entier, depuis, s’est fait théologien.

La théologie des laïcs enferme les mœurs dans une étroite prison de préjugés et de pratiques. La stricte morale qui condamne toujours, et toujours par principe, telle est la redoutable puissance qui, pendant trois siècles, a réglé la vie dans les petites villes du Nord. Car la théologie des laïcs, c’est la morale.

On peut voir dans Ibsen l’ennui, l’esclavage, la misère de cœur qui s’ensuivent. Il n’y a pas trente ans, la plupart des villes scandinaves vivaient courbées sous le joug. Le pasteur, l’avis du pasteur, les bonnes œuvres du pasteur, la société des dames ouailles du pasteur, voilà une église impitoyable, qui ne connaît que des fidèles soumis ou des hérétiques : église dans une grange, où, au moindre signe d’indépendance, l’enfer est toujours prêt à flamber l’indépendant. Nul égard aux passions ; et même la violence d’un cœur sincère y est plus abominable que les crimes où il s’égare : le scandale est le péché sans rémission. Il faut rougir d’être soi-même, ou le cacher. Il faut avoir honte de sentir comme l’on sent ; mais bien plus de le montrer. Dans ces pays, que l’on prétend si libres, la moindre liberté du cœur est scandaleuse ; et le bonheur que l’on ose goûter à la source, qu’on n’a pas eu honte de découvrir soi-même loin de la fontaine commune, ce bonheur est cynique. Les meilleurs sont austères et froids, se faisant de pierre. Là, l’hypocrisie est une forme très pure de la vertu sociale. De même que l’on doit porter le costume de tout le monde, chacun a ses gants d’hypocrite vis-à-vis de tous les autres, et jusque dans son lit. Ainsi l’exige l’autorité d’une église laïque, fondée sur l’horreur du scandale.

Dans la moindre ville de France ou d’Italie, soumise au pire podestat ou au plus fanatique des moines, il y a toujours eu plus de liberté véritable que dans ces pays du Nord, où est né, dit-on, le premier homme libre. Comme si la liberté consistait, d’abord, à voter l’impôt à deux cents lieues loin de son âtre, ou à dire ses prières dans le patois de son canton ! La meilleure prière est celle que l’esprit n’entend pas, mais que son Dieu entend. Qu’on ne cherche point la preuve de la liberté dans les chartes, mais qu’on la trouve où elle est, — dans les mœurs. On devrait s’aviser