Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 16.djvu/877

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Les gens du Nord ne bavardent peut-être tant de l’idéal que grâce à l’espérance, nourrie parfois plus de vingt ou trente ans, d’enfin passer l’hiver au soleil.

La lumière du Midi, elle aussi, n’est qu’un rêve. Là-bas, la vie est plus facile. Le malheur veut que les cœurs profonds s’ennuient de la facilité. Ils la désirent, « parce que le désir passe en tout le contentement ; » mais, la rive touchée, la contrée n’est plus si belle. Je suis dans la brume du Nord : qu’on me donne le Midi, et la joie du soleil. Mais, si je les avais, je les fuirais. Dans la pleine lumière, c’est la pleine horreur du destin et de l’homme. On ne va là-bas que pour en revenir, il me semble. On le voit assez bien dans cet air de vieux maître à mépriser, où Ibsen a pris sa retraite de pirate : c’est l’habit d’un docteur allemand, et même le dos d’un piétiste ; mais ce n’en est pas la bonhomie grasse, ni la suprême satisfaction d’être docteur allemand. Dans Ibsen, une des faces, en secret, s’amuse de l’autre, avec un sérieux terrible. S’il n’était pas si timide dans la rue, on lui sentirait une affreuse amertume : le miel de la politesse, il en est oint, et les mouches s’y laissent prendre. Un vieux Viking, oui, et bien hardi, — mais qui a coulé son canot.

Figure. — Une grosse tête sur un petit corps ; et, face d’un large crâne, une figure ronde qui fait centre à une auréole, une forêt touffue de barbe et de cheveux ; elle semble y disparaître ; c’est le trait qui domine dans tous les portraits et dans les caricatures. Jeune, il était plein de verve, prompt, homme à caprices et aux nerfs violens ; tantôt enthousiaste et tantôt taciturne, rêveur, à l’écart. Il semblait étranger aux gens de son pays : souple, vif, brusque, de teint plus que brun, couleur de bronze, les cheveux noirs, il n’avait point la haute taille, la chair rose, et le poil blond des Scandinaves[1] ; tout ce que Bjoernson représente, au naturel, sans parler de l’air doctoral, de la tête carrée, et du maintien qui hésite entre le professeur de théologie et le médecin.

À quarante ans encore, Ibsen n’avait point cet air de docteur, maître en toutes les sciences de l’amertume, qu’il a pris, depuis. Son plus beau portrait fait plutôt voir le visage d’un peintre : à un très haut degré, il a le caractère commun à toutes les figures

  1. « Mince, un homme au teint de schiste, avec une large barbe, noire comme du charbon », c’est le portrait qu’en a fait Bjoernstierne Bjoernson.