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de la génération de Quarante-Huit, — du moins, dans les plus illustres, qui n’ont point voulu fermer les yeux au spectacle du monde : c’est une expression forte et triste, sans lassitude ; celle d’idéalistes revenus de tout, qui se sont retirés de l’action, où ils ont rêvé jusque-là, pour juger dans la veille le monde où ils n’agissent plus. Ils l’avouent : oui, ils ont rêvé dans l’action : ils vont, désormais, porter les vues dures et nettes de l’action dans leur propre rêve. Qui s’étonnerait que le trait dominant sur ces figures fût une forte tristesse ? — Comme l’acier ressemble à une matière tendre qui a la couleur du métal trempé, Ibsen à quarante ans rappelle le peintre Millet. Le front n’est point disproportionné au reste : il devait se découronner par le haut, et mettre en avant le beau crâne, en forme d’ouvrage avancé. Une masse épaisse de cheveux se mêle à la barbe abondante et carrée ; au milieu du front rond et noble, il a l’épi ; tout le visage dit la pleine marée des idées, mais d’idées qui n’ont pas noyé l’instinct ni, les passions. L’imagination et la volonté parlent ici plus haut que l’intelligence ; cependant, elles n’ont pas, à beaucoup près, la violence farouche, l’air de démence qui frappe dans Tolstoï au même âge. Trente ans plus tard, c’est l’opposé : Ibsen a laissé en lui gagner le trouble ; il est bien loin de respirer le même apaisement que Tolstoï.

De la jeunesse à l’âge mûr, en effet, la figure d’Ibsen a subi une inversion singulière. Les deux lignes dominantes de ce visage ont troqué, l’une contre l’autre, l’expression qui leur était propre : les yeux parlent aujourd’hui pour la bouche muette ; et la bouche serrée retient, désormais, le trait que lançaient autrefois, et qu’acéraient les yeux. Comme la vie même d’Ibsen, cette face s’est fermée peu à peu ; comme il est passé des rêves à la vue plus proche du monde, et de l’espoir au mépris qui suit le désabus, son visage a passé de l’air ouvert au secret de la retraite, et de la hardiesse virile qui va au-devant des hommes à la propre défiance qui se défend. Ibsen cesse de combattre corps à corps : il est au coin de la scène, où la porte de sortie est pratiquée ; de là, il frappe, il blesse, il ne combat plus. Et le voici dans sa vieillesse, qui a la physionomie redoutable de l’ombre, la façon habituelle aux oiseaux de la nuit : il a les gros sourcils qui font auvent sur les yeux, pour en cacher la bénignité même ; il a le retrait de la face et les broussailles effilées de la chouette.

Le vaste front, au haut de ce visage, se dresse en donjon,