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rection est une forme de la droiture, après tout ; et, dans le Nord, elle supplée à l’élégance.

Tolstoï et Ibsen, différens presque en tout, l’Orient et le Ponant de la révolte sociale, ne diffèrent en rien plus que par cette recherche de la forme correcte. Tolstoï la raille, la tourne âprement en ridicule, la méprise ; il est près d’y voir l’habit du grand mensonge. Ibsen, au contraire, y trouve une sauvegarde, une défense contre autrui : c’est qu’à la vérité, Tolstoï appelle à soi tous les hommes, tandis qu’Ibsen les écarte ; il ne veut avoir affaire qu’à leur seul entendement. Il n’agit que de loin, et caché ; Tolstoï, comme tous les esprits religieux, est un héros qui combat dans la pleine mêlée, une action vivante au milieu de la foule, bras et torse à nu, pour laisser tout leur jeu aux muscles.

Quel contraste, celui des dernières images, où l’on peut voir l’un et l’autre de ces hommes au soir de la vie ! Ces deux princes de l’art, en Europe, sont presque jumeaux, et le seront sans doute dans la tombe. Ibsen n’est l’aîné de Tolstoï que de quatre mois[1].

Je les ai tous les deux sous les yeux, à près de soixante-quinze ans. Ibsen n’a-t-il pas bien l’allure d’un vieux médecin, savant illustre et dangereux, trop habile en chirurgie, récompensé par la fortune ? Certes, c’est là le docteur Ibsen, comme, dit-on, il veut toujours qu’on le nomme.

Tolstoï, si défait par sa dernière maladie, la main passée dans la ceinture de cuir qui serre sa blouse, une calotte ronde sur la tête, lève le front, à sa mode ordinaire. Il est debout dans la prairie, robuste et ferme encore des épaules, mais le poids du corps tombant sur les genoux fléchis. De larges, de grandes rides, un réseau de soucis et d’efforts passionnés, couvre d’une tempe à l’autre son front sec et anguleux, comme d’une grille où l’invisible ennemi le retire de nous et déjà veut nous le dérober. Il est terriblement amaigri ; les os des pommettes percent les joues ; et, sous les sourcils broussailleux, plus que jamais les yeux se cachent, ces yeux toujours vifs, pâles, violens et doux, ces chasseurs d’images à l’éternel affût du bien et de la vie. Mais surtout, autant qu’un trait humain peut différer d’un autre,

  1. Ibsen est né à Skien, au Sud de la Norvège, le 20 mars 1828.


    Tolstoï est né à Iasnaïa Poliana, au cœur de la Russie, le 10 septembre 1828 (28 août, vieux style).