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parfois sous un chef branlant, tout un monde de chefs-d’œuvre à naître. « Nous dînions en bande par une chaude soirée d’août, dans une guinguette de Fresnes, et, au café, nous étions joyeux, peut-être un peu partis. Chacun racontait ses projets, déroulait ses plans. « Et toi ? que comptes-tu faire ? me demanda un incorrigible bohème à barbe grisonnante, se tournant vers moi et me frôlant la joue de son brûle-gueule allumé… — Moi, répondis-je timidement, je compte essayer de peindre mon pays, les Cévennes du Bas-Languedoc. — Et c’est pour ce coup fameux que tu es venu à Paris ? — J’ai traversé une crise religieuse très pénible ; il m’a été donné d’entrevoir l’Église, et, peut-être, avec l’Église… » Des éclats de rire outrageans comme des soufflets me coupèrent la parole. J’étais assis. Je me mis debout, payai mon écot, et, m’arrachant de vingt bras acharnés à me retenir, je m’élançai sur la route et rentrai seul à Paris. La bonne, l’heureuse, la féconde colère ! Les Courbezon étaient trouvés. » Apparemment, pour les avoir trouvés sur l’heure, c’est qu’il les portait depuis longtemps en lui. La flamme de cette heureuse colère ne fit que hâter la maturité d’une œuvre déjà plus qu’en germe. Et la raillerie ne servit qu’à ancrer davantage dans des projets bien arrêtés cette nature d’entêté.

À cette heure, Ferdinand Fabre est déjà tel qu’il restera jusqu’au bout et tel que l’a fait une éducation très particulière, dont il n’essaiera même pas de rejeter le joug. Cet enfant de Bédarieux est un provincial renforcé : Paris l’effraie, ce Paris trop complexe et qu’il désespère de jamais comprendre tout à fait, faute d’avoir tout jeune respiré son air. Il ne manque pas de provinciaux hardis, aventureux, avantageux, dont la prétention est d’abord d’avoir le pied plus parisien que les natifs de l’endroit, et dont l’ambition est tout de suite de conquérir la capitale, qui, au surplus, se laisse faire. Aussi ne peut-on s’empêcher de témoigner beaucoup de sympathie à ceux qui, dans la grande ville, gardent la nostalgie des choses et des gens de chez eux et s’assurent que leur province vaut bien un univers. Chez le séminariste d’hier, la discipline ecclésiastique a développé une certaine timidité : il craint de se lancer au fort de la bagarre : des habitudes de politesse dont il ne saurait plus se départir lui créent une évidente infériorité. Ajoutez un fond de prudence bourgeoise : en littérature comme ailleurs, ce montagnard probe et sensé veut prendre ses sûretés, ne s’avancer qu’en terrain ferme, et ne parler que de ce qu’il connaît bien.

Ce qu’il connaît, c’est d’abord son propre milieu de famille, c’est le pays où il a grandi ; et c’est bien pourquoi il était impossible qu’il