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est que les influences littéraires subies par l’écrivain sont assez faciles à démêler et s’accusent dans les diverses parties de son œuvre. Romancier réaliste, il a débuté sous les auspices du maître réaliste : c’est en se souvenant du Curé de Tours qu’il a conçu les Courbezon, et Sainte-Beuve ne se trompait pas lorsque, à l’apparition de ce premier livre, il le qualifiait d’être un « fort élève de Balzac. » Romancier champêtre, il s’est inspiré de George Sand : le Chevrier est une paysannerie cévenole : c’est ce qui le distingue des paysanneries berrichonnes ; quel dommage au surplus que l’auteur, abusé par on ne sait quel mirage de « l’élégance littéraire, » se soit amusé à l’écrire en un style laborieusement pastiché du XIVe siècle ! C’est encore par l’influence de la littérature ambiante que nous expliquerons le changement qui s’est fait à une certaine date dans l’inspiration de l’écrivain, et le caractère assez imprévu de quelques-uns de ses romans. Lorsque parut Lucifer, ceux qui s’étaient empressés de tenir le romancier balzacien pour une sorte de conteur édifiant, d’historien des vertus sacerdotales et d’hagiographe furent déconcertés et irrités. « Après l’abbé Courbezon le prêtre charitable, l’abbé Tigrane le prêtre ambitieux ! Après une manière de saint, une manière de scélérat ! Le bond parut inexplicable, et, dès ce moment, dans certains esprits, je fus marqué, ou pour l’attaque, ou pour la haine, ou pour, l’abandon. » Fallait-il voir dans cette brusque volte-face l’effet de rancunes personnelles ? Nous n’en croyons rien. Mais nous ne croyons pas davantage qu’il suffise pour en rendre compte d’invoquer, comme le fait Ferdinand Fabre, les progrès de l’expérience, la maturité, plus grande de l’esprit et la perte des illusions de la jeunesse. « O jeunesse ! pourquoi nous quittes-tu ? Il est si doux de ne voir que le côté riant, le côté aimable, le côté bon des hommes et des choses ! Hélas ! l’éblouissement cesse, et l’œil, qui dans sa bienvenue rayonnante au jour n’avait démêlé que des fleurs, découvre des épines cachées sous les feuilles le long des rameaux… Quelle douleur et quelle stupéfaction quand la première expérience pousse son dard dans la chair, vive de notre âme et nous inonde de sang tout à coup ! » Ferdinand Fabre avait quarante-trois ans quand il publia l’Abbé Tigrane. C’était avoir attendu un peu tard l’heure de la première expérience.

Au surplus, l’auteur ne s’était pas contenté de substituer à des peintures aimables des études plus vigoureuses. On était en présence non pas d’un talent qui, avec les années, avait acquis plus de force, mais d’un esprit qui, s’appliquant aux mêmes sujets, les envisageait à un point de vue tout opposé. C’était à l’Église même qu’en avait le