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se refait visage de momie, se replie dans un mystérieux silence…

Un peu plus loin, une autre physionomie de moine nous arrête aussi, car nous la reconnaissons tout de suite pour cinghalaise, d’une beauté douce et grave et qui nous est familière, beaucoup plus intellectuelle que celle des Birmans, pure de l’éternelle grimace mongole. Celui-là aussi parle un peu d’anglais. Il vient de Kandy, la vieille capitale indigène de l’île, et, justement, il y a trois semaines, nous visitions son monastère. Cette fois, sûrement, la rencontre vaut qu’on se félicite. Et le voici qui s’illumine quand nous lui parlons d’un ami que nous nous sommes fait là-bas, le révérend Silananda Théro, cénobite à robe jaune, dont j’entends encore le large rire de théologien triomphant lorsqu’il nous racontait dans la bibliothèque du temple ses discussions avec les Pères jésuites, admirables quand ils parlent de charité chrétienne, mais vraiment trop absurdes — ha ! ha ! — d’affirmer un Dieu éternel, des âmes immortelles, — comme si l’axiome de l’universelle impermanence n’était pas évident, comme si tout n’était pas en train de devenir et de se défaire ! Celui-ci à qui nous contons ce souvenir est moins hilare que son confrère, mais il sourit avec quelque dédain d’une si ridicule hérésie.

Autour de ces religieux personnages, le plus étrange c’est le décor de bibelots européens qu’ils transportent avec eux. Au-dessus des pures images bouddhiques, des cierges allumés, pendent les plus vulgaires et les plus imbéciles chromos d’Europe, non seulement de reluisans portraits du Kaiser, du roi Humbert et de Félix Faure, mais des tableaux de niaiserie sentimentale ou libertine : voici le beau-père, surprenant son gendre en bonne fortune dans un restaurant ; et des chasseurs tyroliens caressant une servante ; et des roucoulades d’amoureux anglais, en yole sur la rivière. A Colombo, Rangoon, Mandalay, dans toutes les bonzeries, j’ai retrouvé ces pauvres horreurs. Qu’est-ce qu’ils peuvent bien comprendre, ces moines de visage immobile, à ces gravures de romance et de Journal Amusant ? Sans doute, le bouddhisme ne répugne pas aux images aimables, aux heureuses minutes de la vie fugitive. La poésie chinoise n’a guère choisi d’autre sujet, et dans les sanctuaires birmans les sveltes statues de danseuses se cambrent auprès des Gautamas impassibles. Mais pourquoi donc, au lieu des gracieuses imaginations indigènes, ces banalités d’Occident ? Probablement lorsque deux civilisations