Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 18.djvu/154

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de belle humeur : les horreurs sanglantes de l’ancien régime, les cadavres en croix que charriait l’Irraouaddy. Ils nous attirent, ces yeux-là. Ils valent qu’on les regarde. Ils ont vu ce qui se passait il n’y a pas vingt-cinq ans dans l’ombre de ces kiosques royaux que le peuple ne regardait qu’en s’aplatissant à terre, — le mystère de cette enceinte qu’on appelait alors « nombril de l’univers » et où nous ne trouvions plus ce matin que des espaces vides, une chapelle anglicane, un club d’officiers anglais, un poste de télégraphistes. Ils ont vu, ces yeux-là, les conclaves d’astrologues, les victimes enterrées vivantes sous les murs de la nouvelle ville, — si nombreuses que le peuple, pris de panique, commençait à s’enfuir. Ils ont vu les massacres de vingt princes du sang, les shekkos, les prosternations à genoux des consuls européens devant le roi débile, « arbitre des existences, » et tout le prodigieux cérémonial byzantin. Ils ont vu l’Éléphant sacré, seigneur d’une province entière dont les revenus servaient à son palais, à ses vêtemens, à ses dais, à ses parasols d’or et d’argent, à l’entretien de sa maison : chambellans, gardes du corps, troupes de coryphées, — l’Eléphant souverain que des astrologues spéciaux savaient reconnaître à ses signes, — le divin pachyderme qu’une troupe de femmes, choisies tous les jours parmi les jeunes mères de la ville, venait allaiter le matin, chacune debout dans le rang, la mamelle nue, attendant avec un frémissement de tous ses nerfs que la bête passât devant elle et que la trompe tâtonnante se posât sur son sein.

Ayant vu ces choses d’un autre monde, ces petits yeux obliques n’y rêvent plus jamais. Ils n’ont jamais rêvé. Ils sont d’une placidité parfaitement sèche, sans plus de nuances ou dessous que des prunelles de rats. À ces vieux ministres, l’Angleterre fait une petite pension ; on leur rend des honneurs. Tout le long du jour leurs dents noircies ruminent la sanglante bouillie du bétel. Ils ne s’étonnent ni du chemin de fer, ni du vide de la ville royale, ni des touristes qui braquent des kodaks, ni des insolens soldats en khaki dont la présence a tout changé.


Les cadences s’accélèrent là-bas sur le théâtre, et de grandes clameurs de rire s’élèvent de la foule. La danseuse s’est réveillée de son ondulante léthargie. Ce n’est plus la somnambule secouée de convulsions rythmées. C’est une Birmane spirituelle comme tant d’autres et provocante. Elle minaude à la foule, nous fait