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Ce fleuve est la grande voie royale de la Birmanie. Sur cette terre étroite comme l’Egypte et qu’il traverse dans sa longueur, c’est par lui que s’est propagée la civilisation. Du Nord au Sud, l’homme, — l’espèce bouddhique de l’homme, — y est partout. Partout s’y montre sa présence actuelle ou son vestige : le monument, la coquille vide qui témoigne de la créature ancienne, identique à celle d’aujourd’hui. Nous traversons des cités vivantes et des cités désertes ; pendant trois cents lieues, sur l’une ou l’autre rive, toujours se lèvent des groupes de pagodes, — et rien ne dit lesquelles sont animées et lesquelles sont mortes, lesquelles sont d’aujourd’hui et lesquelles d’il y a mille ans.

D’abord, au sortir de Mandalay, Amarapura, une capitale au milieu du siècle dernier, aujourd’hui une jungle : des éclats verts, des profondeurs d’ombre, une magnificence lourde et fraîche sur la berge plate du fleuve. Et de ces masses végétales, avec les fusées d’aréquiers, sortent les grands cônes religieux, les spires, les étages de toits pointus, les monumens abandonnés, dont la mort est si récente qu’ils portent encore les couleurs de la vie, — quelques-uns de la jeunesse, tant leur blancheur est pure, tant leurs ors étincellent et semblent neufs dans l’exubérante verdure. Chacun d’eux suffirait à la gloire d’une ville ; mais par groupes ils s’espacent sur une longueur de plusieurs lieues, dans cette forêt de splendeur et de silence dont la solitude est sacrée. Sans bruit aucun, tout cela défile le long de la grande eau, comme une toile de théâtre glissant dans sa rainure, comme une irréelle vision évoquée par quelque magie, et qui n’est plus, puisque nous avons passé, puisque nul œil à présent n’est là pour en refléter les mystères…

Puis l’ordinaire campagne birmane : plages claires, nues comme des grèves de marée basse, gerbes de cocotiers, puissans dômes de teks, de jacquiers, flamboyans en fleurs, rubans de collines ondulant au loin, et souvent encore des épaisseurs de forêts murant le fleuve et, sur les hauteurs, sur les plages, entre les arbres, toujours la même trace de l’homme : des groupes de pagodes-sonnettes, blanches comme du riz, — leurs panses, leurs pointes ciselées, plissées de broderies, le hti léger coiffant toujours de sa filigrane leur aiguille d’or. Les plus lointaines ont l’air de grandes javelles posées sur les collines après la moisson.

Ce fleuve est vraiment un Nil. Souvent c’est la même perspective de couloir infini, une fuite en ligne droite jusqu’à l’horizon