Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 18.djvu/215

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
209
LES IDÉES MUSICALES D’ARISTOTE.

série d’accords peut être, autant qu’un chant, une source de vie et de beauté. Deux accords, à la fin du Voi che sapete de Chérubin, achèvent en quelque sorte le sens de la mélodie et répandent sur le front du petit page une dernière ombre d’amoureuse mélancolie. Deux accords également donnent aux premières paroles de Lohengrin. « Adieu, mon cygne ! » une tendresse, une tristesse aussi, qu’une note changée, une seule, suffirait à dissiper. Enfin, dans l’admirable scène, qui nous a déjà servi d’exemple, des « Adieux de Wotan, » rappelez-vous certaine descente d’accords, et comme la dégradation des harmonies exprime bien la dégradation de la déesse elle-même, l’effacement ou la retraite lente de sa divinité.

L’antiquité, cela va sans dire, ne pouvait réaliser ou seulement concevoir des effets de cet ordre. Mais le passage d’Aristote sur la fusion des élémens contraires et sur les substances mélangées, plus agréables quelquefois que les substances pures, ce passage n’en garde pas moins une valeur significative et même prophétique. Il est de ceux où dans un éclair on croit voir tout l’avenir de la musique se découvrir et s’illuminer.

Qu’Aristote ait quelquefois trop restreint, que, d’autres fois, au contraire, il ait trop étendu, l’accordant à la musique seule, le pouvoir expressif et moral de la musique, il l’a toujours reconnu. Et le fond ou l’essence de sa doctrine consiste en cette reconnaissance. Commune à tous les philosophes de la Grèce, on sait quelle influence eut cette pensée maîtresse, et jusqu’à quel point, dans la vie privée et dans la vie publique des Hellènes, la place et la fonction de la musique s’en trouvèrent non seulement accrues, mais élevées.

Institutrice de la jeunesse, la musique l’était du peuple également. Elle formait et régissait par une véritable discipline l’âme des individus et celle de la foule. Cette discipline, un Platon la concevait avec rigueur ; un Aristote, au contraire, y apportait quelques tempéramens. On lit dans la Politique :


De même qu’il existe deux classes d’auditeurs, l’une composée d’hommes libres et bien éduqués, l’autre formée de grossiers artisans et de gens de même espèce, on doit également organiser pour ceux-ci des concours et des spectacles. Or, de même que les âmes de ces personnes sont détournées de leurs tendances natives, de même il existe dans certaines harmonies des formes dévoyées παρεϰϐάσεις (parekbaseis), et des mélodies surtendues ou intenses σύντονα (suntona), d’un pathétique outré. Or, chacun prenant plaisir à ce qui est adéquat à sa