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encouragemens accordés aux dénonciateurs, autant d’instrumens de meurtre dont ceux qui s’en étaient emparés usaient avec furie.

La luxueuse capitale qu’avait naguère été Paris offrait l’aspect d’une ville conquise, dévastée par ses conquérans. Dans les quartiers riches, le silence avait succédé aux agitations élégantes d’autrefois. Les somptueux hôtels de l’aristocratie étaient clos, transformés en clubs ou en magasins ; leurs habitans morts ou fugitifs, ou incarcérés, leurs mobiliers somptueux confisqués et dispersés par les enchères. Dans les quartiers pauvres, errait une population hâve et déguenillée, sans moyens d’existence, qui criait famine. Le soir venu, la voie publique cessait d’être sûre. Il ne restait apparence de mouvement qu’aux abords du Palais-Royal où, dans les cafés, se montrait, discutait, pérorait tout un monde d’agioteurs, d’espions, d’hommes en vue. Partout ailleurs, régnait un calme sinistre que troublait seule la marche des escouades de gardes nationaux qui allaient procéder à des visites domiciliaires ou arrêter les citoyens suspects, et qu’évitait le passant, attardé qui se hâtait de rentrer chez lui en proie à l’inquiétude, à la défiance, à l’effroi.

Dans la Convention même, au Comité de Salut public, au Comité de sûreté générale, à la Commune, dans les clubs, en tous ces antres d’où partaient chaque jour des décrets exterminateurs, les rivalités des tribuns, celles des partis engendraient d’ardentes querelles que dénouait l’échafaud. La suspicion transformée en moyen de despotisme n’épargnait ni les conventionnels, même ceux qui s’étaient déclarés partisans du terrorisme, ni les généraux qui avaient, comme Hoche, défendu vaillamment la République et la patrie. Les agitateurs s’entre-dévoraient sous le regard hypocrite de Robespierre, qui profitait de leurs divisions pour fonder son pouvoir, les pieds dans le sang, en invoquant l’Être suprême, en le célébrant en des solennités pompeuses et théâtrales.

Ce tableau qu’ont décrit tour à tour les innombrables historiens de la Révolution ne donne, tel qu’il vient d’être rappelé, qu’une idée incomplète de ce que fut Paris durant cette année maudite. Mais il suffit pour démontrer ce qu’il y eut d’extraordinaire dans la résolution prise par les dames de Bellegarde de ne pas s’éloigner, alors que leur nom, leur qualité d’aristocrate, leur fortune, constituaient pour elles des dangers incessans.