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— Quelle guigne ! dit un jeune enseigne de vaisseau nommé Noguay. Pourquoi ne part-on pas ? Je suis de quart cette nuit, je ne pourrai pas profiter de cette ultime liberté inattendue.

— Bah ! fit en riant M, Perron, un officier mécanicien, vous avez fait hier vos adieux à la terre : il serait peut-être imprudent pour vous d’y retourner ce soir, n’y étant pas attendu.

Le jeune enseigne a rougi, en haussant les épaules.

J’ai eu alors l’idée de lui proposer de le remplacer, puisque ma famille est partie ce matin pour la Touraine. Et tout de suite, avec un empressement puéril, il a accepté.

— Enfin, ce n’est pas trop tôt, a remarqué le docteur, voici la première fois que je vois un homme marié s’offrir à remplacer un pauvre diable de célibataire !

— Capitaine, m’a dit l’aimable Perron, toujours souriant, vous lui rendez là un bien mauvais service. Si vous saviez !

— Qu’ai-je besoin de savoir ? Je me doute bien…

Nous l’aimons tous beaucoup, ce jeune Noguay. Plein d’entrain, bon marin, l’esprit aventureux, le cœur ouvert à toutes les illusions, il est l’enfant gâté du carré, et Perron, qui le taquine sans cesse, est son meilleur ami.


Rade de Toulon, 21 juin 1901.

Ce matin, à huit heures, comme d’habitude, les officiers qui avaient couché à terre sont rentrés à bord, — le jeune enseigne un peu triste, — et, comme d’habitude, les exercices réguliers, précédés de l’inspection, ont aussitôt commencé.

Au carré, à l’heure du déjeuner, chacun s’interroge au sujet du départ, mais personne ne sait rien de précis.

Il n’y a que des présomptions, et tout porte à croire que l’on ne partira pas encore aujourd’hui, à moins que ce ne soit pour aller dans un port tout à fait voisin. La veille d’un appareillage, en effet, un ordre précis de l’amiral indique le lieu de destination et le temps que l’on mettra à l’atteindre. Alors, le capitaine de frégate, ce malheureux factotum, t’ait embarquer, pour l’équipage, des bœufs et des moutons vivans en quantité variable suivant la durée présumée de la traversée ; le commandant et les officiers font acheter, par leurs cuisiniers, des vivres frais, — œufs, volailles, légumes et fruits, — pour assurer les besoins de leurs tables. Aujourd’hui, n’ayant reçu aucun ordre, les cuisiniers n’ont pris leurs provisions que pour la journée, ainsi