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Mékong, n’hésitèrent pas à s’installer à Muong-sing. C’est alors qu’intervint le protocole du 15 janvier 1896 : il laissait aux Anglais toutes les conquêtes faites par cet étrange procédé, sauf Muong-sing. Ainsi finit le fameux « État tampon, » absorbé par l’Angleterre avant d’avoir vécu ! L’Empire des Indes devenait, sur le Haut-Mékong, le voisin de l’Indo-Chine française et menaçait, par le Nord, les plaines du Ménam et le royaume siamois.

Mais la clé de l’Indo-Chine n’est point dans les jungles épaisses des États Shans ou les montagnes du Haut-Mékong » Plus encore qu’à l’immense empire indien, même agrandi de la Birmanie, du Laos occidental et de la presqu’île de Malacca, c’est à une petite île que la Grande-Bretagne doit la faculté d’exercer, sur toute la vie indo-chinoise, une influence prépondérante ; ce n’est ni de Calcutta, ni de Rangoun qu’elle suggère ses volontés à Bangkok et les impose aux petits États malais, c’est de Singapour. Tant il est vrai qu’aux colonies surtout, c’est moins encore à l’étendue des territoires qu’au choix des positions qu’est liée l’hégémonie politique et économique,

La Grande-Bretagne doit la possession de Singapour an coup d’œil génial et à la volonté tenace de sir Stamford Raffles. Gouverneur anglais des colonies hollandaises de la Malaisie, pendant la période où Amsterdam était une préfecture de l’empire français, il devina toute l’importance internationale que prendrait le détroit de Malacca, quand le commerce européen viendrait à pénétrer dans les mers chinoises, et il chercha le moyen de doter son pays d’une position forte, qui lui en assurerait la libre navigation et qui pourrait devenir le centre d’un énorme mouvement d’échange et de transit. Obligé, après les traités de 1815, de restituer aux Hollandais leurs colonies, il s’arrangea, peu de temps après, pour procurer à l’Angleterre la petite île de Singapour, alors presque inhabitée, mais qui dépendait incontestablement d’un sultan vassal de l’empire néerlandais. Canning d’ailleurs ne fit pas difficulté de reconnaître que Raffles avait agi contrairement au droit des gens, mais il ajouta, avec cette ironie pharisaïque, devenue si naturelle à certains hommes d’Etat anglais qu’elle n’est parfois qu’à demi consciente, que ce serait une grosse faute d’appliquer « à ce cas particulier les principes généraux de la morale européenne. » Singapour resta anglaise ; son essor, favorisé par la politique de monopole des colonies hollandaises, dépassa toutes les espérances ; elle devint bientôt le grand entrepôt