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Les rapports entre les deux monarques avaient été réglés avec une minutie digne des cours asiatiques. Ils ne se voyaient que dans une salle construite tout exprès dans l’île des Faisans, et à cheval sur la frontière. Une moitié se trouvait en territoire français, l’autre moitié en territoire espagnol. Le décor changeait d’un côté à l’autre. Louis XIV ne devait marcher que sur des tapis français, Philippe IV sur des tapis espagnols. L’un ne s’asseyait que sur une chaise française, n’écrivait que sur une table et avec de l’encre françaises, ne regardait l’heure qu’à l’horloge placée dans sa moitié de salle ; l’autre se gardait avec le même soin de tout objet qui n’était pas espagnol. Deux portes en vis-à-vis leur livraient passage au même moment. Un même nombre de pas les amenait à l’endroit où le tapis rouge de France rejoignait le tapis or et argent d’Espagne, et l’on se parlait, l’on s’embrassait, par-dessus la frontière. Ainsi le voulaient les lois du cérémonial monarchique. Leur rigueur commençait à étonner les bonnes gens de France. Les entrevues de l’île des Faisans devinrent légendaires. La Fontaine y fait allusion dans l’une de ses dernières fables : Les deux chèvres[1], où il n’a pas trouvé de meilleure comparaison pour rendre la solennité avec laquelle ses deux chèvres, également entichées de leur rang, également gourmées, s’avancent l’une vers l’autre sur le pont étroit et fragile.


Je m’imagine voir, avec Louis le Grand,
Philippe Quatre qui s’avance
Dans l’île de la Conférence[2].
Ainsi s’avançaient pas à pas,
Nez à nez, nos aventurières...


Le 3 juin, sans que les mariés ni leurs parens se fussent vus, le roi de France, représenté par don Luis de Haro, fut marié par procuration dans l’église de Fontarabie avec l’infante Marie-Thérèse. C’était le biais qui sauvegardait la dignité des deux couronnes. Après la cérémonie, la nouvelle reine retourna chez son père.

Elle écrivit le lendemain à son époux une lettre de complimens officiels. Nous possédons la réponse de Louis XIV. Il s’en tira fort bien ; ce n’était point facile.

  1. Parue en 1691.
  2. L’île des Faisans était aussi appelée île de la Conférence depuis que Mazarin avait discuté le traité des Pyrénées avec don Luis de Haro.