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à son poste, et, chose incroyable, il ne prendra point de repos pendant quatre-vingt-seize heures !

Cette navigation norvégienne, que je refais pour la troisième fois, à trente ans d’intervalle, est de celles qu’on ne se lasse pas d’admirer. On peut appliquer à la Norvège le vers de Racine :


Je crois toujours la voir pour la première fois.


Toutefois, comme c’est le Spitzberg qui est l’objet principal du voyage, passons sur les beautés inoubliables de ces fjords norvégiens que j’ai essayé de décrire autrefois. Dans la matinée, le 8 août, dès le cinquième jour de navigation, nous franchissons le cercle polaire arctique, au delà duquel nous abordons cette région du globe où il n’y a plus de nuit en été et où il n’y a plus de jour en hiver.

Ce jour-là nous fûmes immobilisés pendant plusieurs heures par un brouillard qui nous força de jeter l’ancre dans les eaux du Westfjord, en un point où la sonde marquait à peine 200 mètres de profondeur. Sur le voile de brume se projetait un de ces arcs-en-ciel blancs qui sont particuliers aux régions polaires. Le brouillard avait aussi son aspect spécial : il se traînait bas sur la mer, et ne nous cachait nullement la vue du ciel que nous pouvions voir bleuir au-dessus de nos têtes. Nous pouvions même voir les plus hautes cimes émerger de cette mince nappe de brume qui planait sur la mer, dépassant à peine les mâts du navire. Et soudain, en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, le voile se déchira, et nous vîmes apparaître dans tout son éclat un des plus magnifiques paysages du Nord. Nous étions dans le Westfjord, qui s’étend entre la côte du Nordland et l’archipel des Loffoden. A l’Est, la chaîne des Alpes scandinaves se profilait dans toute sa sévère beauté ; le Svartisen étincelait au soleil avec ses séracs et ses murs de glace ; à l’Ouest, se découpaient les fantastiques silhouettes des îles, dont les pics surgissent à plus de mille mètres au-dessus des vagues, aussi aigus que des dents de requin. Dans cette armée de cimes rangées en bataille, je n’en comptai pas moins de quatre-vingt-cinq qui mériteraient de porter un nom dans la nomenclature alpestre. Rien ne peut mieux donner l’idée de ce paysage polaire que de s’imaginer les Hautes-Alpes, la mer submergeant les montagnes jusqu’à mi-hauteur : cette comparaison revient constamment à l’esprit en