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sera libre encore pendant les dernières semaines de l’été. Laissant donc l’inaccessible côte orientale, nous attaquons le Spitzberg par le littoral profondément découpé de fjords qui fait face à l’Ouest, et que nous remonterons jusqu’au point où la banquise nous arrêtera.

Le capitaine Bade, au repas du soir, nous expose son programme, dont la réalisation est d’ailleurs subordonnée aux inévitables imprévus auxquels il faut s’attendre dans les régions arctiques. Nous visiterons successivement les principaux bras de mer qui pénètrent dans l’intérieur des terres, du Cap Sud au Cap Nord, situé à environ dix degrés plus près du pôle que le Cap Nord de Norvège. Nous explorerons la baie de la Cloche (Bell Sound), la baie des Glaces (Icefjord) et ses ramifications la baie de Sassen (Sassen Bay) et le Havre Vert (Green Harbour). Puis nous passerons au large de la terre du Prince-Charles (Prince Charles Foreland), nous visiterons la baie de la Madeleine (Magdalena Bay), nous toucherons à l’île d’Amsterdam, et nous visiterons, au pied du grand glacier de Smeerenburg, l’ancienne station de pêche fondée par les Hollandais au XVIIe siècle. Nous ferons le pèlerinage obligé à la station d’Andrée dans l’île des Danois. Nous irons ensuite à la recherche de l’emplacement de la grande banquise, qui est la grand’route du pôle Nord, et nous pénétrerons enfin, si les glaces n’en obstruent l’entrée, dans la Wijde Bay (Large Baie), qui s’ouvre tout au nord du Spitzberg.

À peine avons-nous dépassé le Cap Sud que le paysage polaire se révèle dans toute sa magnificence. Il est sept heures du soir. Par une merveilleuse lumière crépusculaire se montrent les premiers glaçons flottans, non pas le champ de glace compacte, le pack de mer dont nous avons aperçu l’extrémité à l’Est de la pointe méridionale de la grande île, mais le drift, les blocs de glace terrestre, les morceaux détachés des glaciers, de ces vastes fleuves congelés qui envahissent les vallées de l’intérieur et aboutissent à la mer, y déversant constamment leur trop-plein. Ce sont les icebergs, qui s’en vont à la dérive, au fil du courant. Nous les rencontrons, d’abord rares et clairsemés, et, de loin, nous les prenons pour des cygnes qui voguent, illusion qui fut aussi celle de Barents ; mais peu à peu ils augmentent en nombre, au point de former comme une armée de fantômes qui flottent autour de nous en bandes désordonnées, errant silencieusement, étroitement serrés, par myriades, à perte de vue,