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l’après-midi. Comme l’atmosphère est absolument calme, il nous semble que la température de l’air est beaucoup plus élevée : nous avons même, pour marcher plus aisément, abandonné nos pardessus au bas du glacier. Il semble paradoxal qu’on puisse se plaindre de la chaleur au Spitzberg. Et pourtant, sir Martin Gonway a constaté que le soleil y est parfois cuisant sur les glaciers : il lui est arrivé de suer à grosses gouttes et de ne pouvoir supporter qu’un léger vêtement[1].

Au bout d’une heure et demie, nous atteignons le plateau de glace, qui va s’abaissant vers le milieu pour descendre vers la mer. Dans nos Alpes, le grand glacier d’Aletch peut à peine donner l’idée de ces immenses nappes congelées. En mesurant de l’œil la largeur du plateau, nous estimons qu’il nous faudrait bien quatre heures pour le traverser de l’un à l’autre bord. Du point où nous sommes, nous dominons toute l’étendue de la Baie de la Recherche, nous y voyons flotter des milliers de glaçons, et sur le bord opposé, en face de notre glacier dont le front s’oriente de l’Est à l’Ouest, nous apercevons un autre front de glacier tombant à pic dans le fjord. Dans chaque anfractuosité, tombent d’autres courans de glace. Toutes les vallées, tous les ravins en sont comblés, et il n’y a guère d’autres routes pour pénétrer dans l’intérieur du pays : c’est par ces routes que Conway et Garnwood explorèrent le Spitzberg, à l’aide de traîneaux que leurs hommes tiraient sur la glace. A la vue des profondes crevasses dont cette glace est coupée, on se rend compte des difficultés de l’entreprise.

Renonçant, faute de temps, à traverser le glacier jusqu’à son bord occidental, et voulant en avoir une vue d’ensemble, nous quittons le plateau de glace pour escalader le puissant massif de marbre blanc qui le domine : nous nous élevons sur une paroi presque verticale, à travers une boue de pierres pourries, où il nous faut tailler des pas au piolet : nous parvenons ainsi, non sans péril, à un poste d’observation situé à une altitude de 190 mètres. De ce point vertigineux, où nul être humain ne s’est certainement aventuré avant nous, nous dominons le glacier jusqu’à sa naissance. Ce spectacle surpasse en grandeur tout ce qu’on peut imaginer : nous distinguons fort bien, au-dessus de la gigantesque coulée de glace, le blanc névé d’où

  1. Sir Martin Conway, l’Alpinisme au Spitzberg, traduit et résumé par M. Charles Rabot.