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au milieu de ténèbres croissantes. Vraiment cela semble impossible que tant de choses quelconques, armes, couvertures, vaisselle, achetées en hâte à Bouchir et non emballées, gisant à même le sable, puissent, avec la nuit qu’il fait, s’arranger bientôt sur ces mules à sonnettes et s’enfoncer, à la file derrière nous, dans le noir désert.

Cependant on commence la besogne, en s’interrompant de temps à autre pour dire des prières. Enfermer les objets dans de grands sacs de caravane en laine bariolée ; ficeler, corder, soupeser ; équilibrer la charge de chaque bête,... cela se fait à la lueur de deux petites lanternes, lamentables au milieu de la tourmente obscure. Pas une étoile ; pas une trouée là-haut, par où le moindre rayon tombe. Les rafales, avec un bruit gémissant, soulèvent le sable en tourbillons. Et tout le temps, à la cantonade, des sonneries de grelots et de clochettes : caravanes inconnues qui passent.

Maintenant le chef du village vient me présenter les trois soldats qui, avec mes domestiques et mes muletiers, constitueront ma garde cette nuit. Toujours les deux mêmes petites lanternes, que l’on a posées par terre et qui attirent les sauterelles, me les éclairent vaguement par en dessous, ces nouveaux venus : hauts bonnets noirs sur de fins visages ; longs cheveux et longues moustaches, grandes robes serrées à la taille, et mancherons qui pendent comme des ailes...

Enfin la lune, amie des nomades, vient débrouiller le chaos noir. Dans une déchirure soudaine, au ras de l’horizon, elle surgit énorme et rouge, du même coup révélant des eaux encore proches, sur lesquelles son reflet s’allonge en nappe sanglante (un coin du Golfe Persique), et des montagnes, là-bas, qu’elle découpe en silhouette (cette grande chaîne qu’il nous faudra commencer de gravir demain). Sa lueur bienfaisante s’épand sur le désert, mettant fin à ces impossibilités de cauchemar, nous délivrant de la confusion inextricable ; nous indiquant les uns aux autres, personnages dessinés en noirâtre sur des sables clairs ; et surtout nous isolant, nous, groupes destinés à une même caravane, des autres groupes indifférens ou pillards qui stationnaient çà et là, et dont la présence nous inquiétait alentour..

Neuf heures et demie. Le vent s’apaise ; les nuages partout se déchirent, montrant les étoiles. Tout est empaqueté, chargé. Mes trois soldats sont en selle, tenant leurs longs fusils droits.