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Cela dure un peu plus de deux pénibles heures, cette escalade à se rompre les os. Rien que pour se tenir en selle, on a une incessante gymnastique à faire ; nos bêtes constamment tout debout, — et d’ailleurs merveilleuses d’instinct et de prudence, — tâtent dans l’obscurité avec leurs pieds de devant, tâtent plus haut que leur figure, cherchent une saillie où se cramponner comme si elles avaient des griffes, et puis se hissent d’un souple effort de reins. Et ainsi de suite, chaque minute nous élevant davantage au-dessus de l’abime qui se creuse. Les espèces de sentes que nous suivons montent en zigzags très courts, à tournans brusques ; nous sommes donc directement les uns au-dessus des autres, plaqués tous contre l’abrupte paroi, et, si l’un des premiers s’en détachait pour dévaler dans le gouffre, il entraînerait les suivans, on serait précipités plusieurs ensemble. Avec tous ces cailloux qui s’arrachent sous nos pas, pour descendre en cascades, en avalanches de plus en plus longues, à mesure que le vide en bas se fait plus profond ; avec tous ces sabots ferrés qui écorchent la pierre, qui glissent et se rattrapent, nous menons grand bruit au milieu des solennels silences, s’il y a des brigands aux aguets dans ce pays, ils doivent de très loin nous entendre. Je fais passer devant mon serviteur français, dont la vie m’est confiée, pour au moins être sûr, tant que j’apercevrai sa silhouette, qu’il n’a pas été précipité avec son cheval, derrière moi, dans les vallées d’en dessous. Parfois, une mule de charge chancelle et s’abat ; nos gens alors jettent de longs cris d’alarme et de sauve-qui-peut : si elle allait rouler sur la pente, en fauchant au passage celles qui sont derrière, l’avalanche alors, qui se formerait, serait composée de nous-mêmes, de nos muletiers et de toutes nos bêtes...

Ces sentes, dont il ne faut pas s’écarter, ont été creusées au cours des siècles par les caravanes nocturnes ; elles sont si étroites qu’on y est comme emboîté dans une glissière, entre des rochers qui des deux côtés vous pressent, vous raclent les genoux D’autres fois, il n’y a plus le moindre rebord à l’escalier terrible, et alors on aime mieux ne pas regarder, car des gouffres intensément obscurs s’ouvrent presque sous nos pieds, des gouffres dont le fond est à présent si lointain qu’on dirait le vide même. A mesure que nous montons, les aspects se déforment et changent, à la lueur incertaine des étoiles ; il y a des cirques gigantesques, aux flancs éboulés ; il y a de grandes pierres qui surplombent,