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imprécises dans la nuit, toutes penchées et menaçantes. De temps à autre, une odeur cadavérique emplit l’air brûlant et lourd, tandis qu’une masse gisante obstrue le passage : cheval ou mule de quelque précédente caravane, qui s’est cassé les reins et qu’on a laissé là pourrir ; il faut l’enjamber ou bien tenter un périlleux détour.

Vers la fin de nos deux heures d’épreuve, une clarté commence d’envahir le ciel oriental : la lune, Dieu merci ! va se lever et nous sauvera de ces ténèbres.


Et comment dire la délivrance d’être en haut tout à coup, d’être au grand calme soudain, sur un sol libre et facile ! En même temps qu’on échappe au vertige des abîmes, au danger des chutes dans le vide noir, on sort de l’étouffement des vallées de pierre, on respire un air plus pur, d’une fraîcheur exquise. On est en plaine, — une plaine suspendue à mille ou douze cents mètres d’altitude, — et, au lieu du désert comme en bas, voici la campagne fleurie, les champs de blé, les foins qui sentent bon. La lune, qui s’est levée, nous montre partout des pavots et des pâquerettes. Par des chemins larges, on va paisiblement, sur la terre douce et sur les herbes, escorté d’une nuée de lucioles, comme si on passait au milieu d’inoffensives étincelles.

Nous sommes ici au premier étage, à la première terrasse de la Perse, et, quand nous aurons franchi une seconde muraille de montagnes qui se découpe là-bas contre le ciel, nous serons enfin sur les hauts plateaux d’Asie. C’est d’ailleurs un soulagement de se dire qu’il n’y aura pas à redescendre l’effroyable escalier, puisque notre retour aura lieu par les routes plus fréquentées du Nord, par Téhéran et la Mer Caspienne.

Des sonnailles, des carillons de mules en avant de nous : une autre caravane qui chemine en sens inverse et va nous croiser. On s’arrête, pour se parler, pour se reconnaître sous la belle l’une ; et ce nouveau tcharvadar qui se présente appelle le mien par son nom : « Abbas ! » avec un cri de joie. Les deux hommes alors se jettent dans les bras l’un de l’autre et se tiennent longuement enlacés : ce sont les deux frères jumeaux, qui passent leur vie sur les chemins, à guider les caravanes, et qui depuis longtemps, paraît-il, ne s’étaient pas rencontrés.

L’allure, maintenant monotone, et la parfaite sécurité, après