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voir la nécessité des choses, j’ai appris, autant que j’ai pu, à ne juger bon que ce qui est rationnellement démontré, et à accepter ce qui est inévitable, réservant ma force et mon activité, là où elle peut servir utilement.

Me voilà en raccourci, mon cher de Witt. A toi la plume, et griffonne-moi vite ton portrait. Ta vie du monde, tes relations politiques, ton nouveau mariage, ton changement de vie ont dû altérer tes idées et ta façon d’être. Tout ce dont je suis sûr, c’est que ce qui est pesté au fond du creuset, après cette transformation, est bon. Tout peut changer dans un homme excepté le cœur.


A Monsieur Cornélis de Witt.


Paris, 6 juillet 1850,

Mon cher ami, une prière d’abord. Ne sois pas si diplomate avec moi ; n’emploie pas tant de ménagemens ; ne m’écris jamais des phrases comme celle-ci, que je copie textuellement : « Tu ne trouveras pas mon affirmation impertinente, n’est-ce pas ? » Imagine-toi que nous sommes tous deux encore au collège, et que, partant, nous pouvons nous dire franchement notre pensée sans craindre jamais de nous blesser. Pour mon compte, je te promets d’user toujours de cette liberté, et de me souvenir que je parle, non à un indifférent et à un homme du monde, mais à mon ami.

Tu as raison, nous sommes restés les mêmes. Seulement nous avons marché chacun dans notre voie, d’où il est arrivé qu’aujourd’hui nous nous tournons le dos. Mais qu’importe ? Cela ne nous empêchera pas de nous serrer la main.

Je veux seulement essayer de justifier un peu à tes yeux ma façon de voir. Je sais qu’elle est étrange, et que bien des gens la jugeront digne d’un cerveau malade. Pourtant, elle a ses raisons. Le trait principal de mon caractère est d’être spéculatif, contemplateur, philosophe, comme tu dis, chose bizarre sans doute dans un temps et dans un pays où tout le monde agit et remue, où les assembleurs d’idées passent pour des songe-creux, où le dégoût des systèmes a amené l’amour exclusif de la pratique, et la confiance absolue dans ce qu’on appelle l’expérience et le bon sens. Ma folie vient de ce que, considérant les actions humaines, je me suis aperçu qu’elles étaient toutes déterminées par des idées, et qu’elles avaient toutes la prétention d’avoir