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vais peu ou point dans le monde, et je connais trop l’intolérance et l’ignorance du vainqueur pour m’exposer à son jugement. Je n’ai aucun désir de faire le héros ou le bravache. Ce sont de sots rôles ; je sens trop bien que je suis un atome, et je ne veux point me heurter contre les infiniment grands. Je n’ai pas d’instincts militaires, et ma modération ira jusqu’où mon honnêteté me le permettra.

Pardonne-moi, mon cher ami, cette longue tirade ; il fallait bien me justifier. Y ai-je réussi ? Nous nous sommes trop peu vus ces trois dernières années pour que j’y compte ; et si je l’espère encore, c’est que je me fie sur ton amitié. Peut-être ma manière d’agir cette année te prouvera-t-elle qu’elle ne t’a pas trompé.

Je fais pour mon compte beaucoup d’études et d’expériences de psychologie ; je lis des livres de physiologie et d’allemand. Voilà mon année employée.


A Monsieur Cornélis de Witt.


Vouziers (Ardennes), 29 août 1852.

Mon cher de Witt, je viens de passer cinq ou six jours à Paris, et j’ai appris que tu étais absent. J’ai fort regretté, comme tu le penses bien, de n’avoir pu te voir. Serai-je plus heureux en octobre ? J’y serai, pendant une quinzaine ; et j’aurai bien des choses à te dire. Pour toi, j’imagine que tout est resté dans le même état ; tu descends tranquillement le courant, pendant que je me traîne le long du rivage, assez heureux pourtant, quoique mon avenir officiel soit à peu près nul. La province n’est pas gaie ; les gens, ne sachant que faire, s’amusent à espionner ceux qui ne s’occupent pas d’eux ; au bout d’un mois, on se trouve orné d’une légende complète, embellie de commentaires et de mythes. Ajoute la sujétion et les tracasseries administratives, et surtout la paresse ou la sottise des élèves. Depuis quatre mois, on m’a mis en rhétorique à Poitiers ; j’enseigne le discours latin à des gens qui ne savent pas la règle amo Deum, et je leur fais expliquer Sophocle, quand c’est à peine s’ils comprendraient Esope. Le diplôme de bachelier est pour eux la Terre promise, et quand je prêche l’amour du grec et des lettres, je parle dans le désert. La vraie misère est le manque de conversation. Tu sais quelle franchise, quel mouvement