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d’esprit, quelle liberté de discussion on trouve dans les Ecoles. Il a fallu perdre toutes ces chères habitudes, dire avec les autres des platitudes guindées, et causer uniquement avec soi-même. On a beau avoir de l’amour-propre et se trouver de bonne compagnie, on finit par s’en rassasier, et je n’ai pas imaginé, quand je rencontre une idée, d’autre consolation que de me faire tout haut un discours à moi-même, comme à une personne étrangère, en me dédoublant pour ainsi dire, afin d’avoir un interlocuteur. Heureusement le métier a du bon ; il laisse libre la plus grande partie de la journée, et je travaille ; j’ai fait et je continue des recherches de psychologie et de physiologie comparées, j’étudie les rapports et les applications de la psychologie à l’histoire ; je vois maintenant que les sciences morales peuvent devenir aussi précises que les sciences naturelles ; enfin j’avance aussi loin que je puis, dans ce monde où nous sommes entrés ensemble, sous quel guide, tu le sais. Je l’apprécie d’autant mieux aujourd’hui, que j’ai lu cette année ce que les philosophes allemands ont écrit sur cette matière, et que, tout en admirant leurs grandes vues, j’ai pu remarquer par comparaison combien leurs généralités historiques étaient souvent vagues et contraires aux faits. C’est un bien beau royaume que celui de la science ; on y vole librement, tandis qu’aujourd’hui, dans tous les autres, on se heurte contre des obstacles. Au reste je suis si loin de la politique que depuis six mois je ne lis plus de journaux. Tu as plus souffert que moi aux derniers événemens, et j’avais l’intention de te parler de tes anciens projets et de tes espérances.

Je m’y intéresse autant qu’aux miennes ; la solitude et l’ennui de la province avivent le souvenir de mes vieilles camaraderies. Tout s’efface, pourtant, à mesure qu’on s’éloigne. Dis-moi ce qu’est devenu Viennot, si je pourrai le voir à Paris, si tu y seras toi-même, dans la première quinzaine d’octobre, et si je t’y pourrai serrer la main, comme je le fais de cœur en ce moment.


A Monsieur Cornélis de Witt.


Paris, 2 juin 1853.

Mon cher de Witt, j’ai mon bonnet, ce dont je suis fort content, car c’est la première fois depuis deux ans que je réussis en quelque chose. Je me suis regardé, en rentrant, dans la glace