Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 18.djvu/782

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour voir la mine qu’avait un docteur : je puis t’assurer que c’est celle d’un simple mortel, et d’un mortel fort ennuyé, comme on doit l’être quand on a subi six heures durant les coups d’épingles de ces messieurs.

Je suis plongé dans Tite-Live et ses critiques. Niebuhr est un grand homme, mais un fagot d’épines, et il faut être Allemand pour avoir le talent de rendre la science aussi désagréable. Jamais elle ne voyagera en Europe, tant que les Français ne l’auront pas civilisée, habillée, débarbouillée. Mais je plains le sort du Français qui s’en chargera ; — j’entrevois mon plan, je te causerai là-dessus plus amplement, je médite un certain chapitre sur l’ensemble de l’histoire de Rome ; j’attends pour t’en parler que je sois un peu revenu de l’étourdissement où m’a jeté le poudreux fatras allemand.

J’épargne et je t’épargne ma thèse latine. Je suis à sec. La nuée des latinistes s’est jetée sur moi. Mais je compte bien que c’est là le dernier thème latin que je ferai de ma vie. On a bien assez de mal à écorcher le français. A propos, si tu lis mon français, tu y retrouveras l’animal philosophique. Ce qui m’excuse peut-être, c’est que j’ai appliqué depuis longtemps dans mon enseignement les règles exposées dans le bouquin et que mes élèves, en les suivant, font de bons discours. Tu vois que je ne suis pas un pur théoricien et que je tourne à la pratique.

Feras-tu, avant l’hiver, un tour à Paris pour voir l’Exposition ? Il y a quelques belles choses de Français, de Th. Rousseau, d’un peintre que je ne connaissais pas, nommé Stevens. Les œuvres d’Eugène Delacroix sont toujours celles d’un jeune rapin plein d’espérance, et M. Meissonier tourne de plus en plus à la micrographie. Si l’Empereur ressemble à son portrait, il a un masque de plâtre, mais sa couleur est magnifique, et, sous le jaune bilieux, il doit y avoir eu un monde de sentimens et de projets. M. Courbet fait toujours de la viande digne du marché de Poissy. Mais que je suis sot de te parler de toiles, à toi qui vois la mer ! Enfin, pour compléter mes nouvelles, apprends que de plus en plus je nage sur l’or, et que j’hésite entre les deux projets suivans : acheter M. de Rothschild pour le suborner contre le gouvernement, — ou les Lieux saints, pour en faire un pays neutre et rendre le repos d’âme à l’Europe. — Tu ne diras plus que je vis en dehors de la politique.