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la porte et on la ferme à clef ! Allez vite la rouvrir pour que je puisse entrer ! » Alors, à tâtons dans l’obscurité, mon grand-père se traîna jusqu’à la porte de la maison, mais on avait enlevé la clef. Alors je l’entendis qui appelait, deux ou trois fois : « Monsieur mon fils, monsieur mon fils ! » Mais comme rien ne bougeait, il revint dans la chambre, et ma mère revint à la fenêtre, et, juste à ce moment, l’horloge de l’hôtel de ville sonna dix heures. Et ma mère dit : « S’il n’était pas déjà si tard, j’irais sans faute trouver le bourgmestre, bien sûr je le ferais, car cela est par trop inouï ! » Alors mon grand-père dit : « Il faudra que nous voyions à te faire rentrer ici par la fenêtre ! Donne-moi d’abord l’enfant ! » Et il prit mon petit frère, et il le déposa sur mon lit, et j’eus à le tenir Puis il mit une chaise dehors, devant la fenêtre, et ma mère grimpa dessus, et mon grand-père l’aida à passer par la fenêtre. Alors ma mère reprit mon petit frère dans ses bras et sortit ; mais mon grand-père ne se couchait toujours pas. Et je pensais que mon père était depuis longtemps dans son lit ; mais, au bout d’un instant, la porte de notre chambre se rouvrit, et voilà que mon père parut sur le seuil, avec une chandelle à la main, et dit en souriant à mon grand-père : « Comment donc a-t-elle fait pour rentrer ? L’avez-vous donc fait passer par la fenêtre, l’alouette ? » Alors le vieux soldat, mon grand-père, dit à mon père : « Monsieur mon fils, qu’est-ce que cela signifie ? N’appelez pas votre femme ainsi ! Ne soyez pas ainsi ! » Alors mon père dit, en même temps qu’il sortait de la chambre : « Osez donc dire qu’elle n’est pas ce que je dis ! » Et aussitôt après on entendit, dans la belle nuit calme, à travers toute la maison, et bien loin par delà, dans toute la rue, comment mon père donnait à ma mère la bénédiction du soir, qu’on en avait les cheveux qui se dressaient sur la tête. Sans doute ma mère s’était adossée à la porte pour se garantir le dos ; et ainsi l’on entendait toujours un bruit égal, régulier, comme si un morceau de bois cognait contre la porte.


La pauvre Mme Fischer paraît cependant avoir été une femme excellente, et d’une culture d’esprit bien au-dessus de sa condition : la conscience qu’avait son mari de cette supériorité était même, sans doute, la cause principale de son mauvais vouloir.


Ma sœur, en vérité, nous dit Fischer, pourrait décrire ma mère tout autrement que moi : car elle s’est entretenue avec des femmes qui ont été à l’école avec ma mère ; et ces femmes lui ont raconté que celle-ci avait été réellement une élève modèle... Toujours elle avait eu la première place à l’école ; et comme, une fois, on avait eu à donner un unique prix (ce prix consistait en un beau grand livre de lecture qu’avait écrit, en 1834, un pasteur Oltrogge, de Lunebourg), c’était ma mère qui l’avait eu ; et toutes les autres jeunes filles avaient su la chose d’avance et l’avaient approuvée. Car toutes elles aimaient beaucoup ma mère ; et, bien qu’à ce moment mes grands-parens fussent déjà devenus tout à fait pauvres, les jeunes filles les plus riches et les plus distinguées de l’école n’en étaient pas moins fières de pouvoir, après les classes, marcher dans la rue à côté de ma mère.